La vie infernale. Emile Gaboriau

Читать онлайн книгу.

La vie infernale - Emile Gaboriau


Скачать книгу
d’un air de méditation intense, la tête penchée en avant; les sourcils froncés, la lèvre inférieure relevée, caressant de temps à autre son menton glabre. Ainsi fait son maître.

      – Diable!.. fit-il à demi voix, il faut une cause au mal, cependant. Rien dans la constitution du comte ne le prédisposait à un tel accident…

      Il se tut, puis soudainement se retournant vers Mlle Marguerite:

      – Savez-vous, mademoiselle, interrogea-t-il, si M. le comte n’a pas éprouvé ces jours-ci quelque violente émotion?

      – Il a eu, ce matin même, une contrariété que j’ai tout lieu de supposer très-vive.

      – Ah!.. nous y voici donc, fit le docteur avec un geste d’oracle. Pourquoi ne m’avoir pas dit tout cela d’abord!.. Il faudrait, mademoiselle, me donner des détails.

      La jeune fille hésita. Les valets étaient éblouis, cela est sûr, des façons de ce médecin, mais Mlle Marguerite était loin de partager leur enthousiasme. Que n’eut-elle pas donné pour voir là, à la place de celui-ci, le docteur de la maison.

      Elle trouvait, de plus, une haute inconvenance à cet interrogatoire brutal, en présence de tous les gens, au chevet d’un mourant, privé de sentiments, il est vrai, mais qui néanmoins entendait peut-être et comprenait.

      – Il est urgent que je sois renseigné, déclara péremptoirement le docteur.

      Devant cette affirmation elle n’hésita plus. Elle parut rassembler ses souvenirs, et d’une voix triste:

      – Ce matin, monsieur, commença-t-elle, nous venions de nous mettre à table pour déjeuner lorsqu’on a apporté une lettre à M. de Chalusse. Il n’y a jeté qu’un coup d’œil et il est devenu plus blanc que sa serviette. Il s’est levé tout aussitôt, et s’est mis à arpenter la salle à manger en laissant échapper des exclamations de douleur et de colère. Je l’ai interrogé; il n’a pas paru m’entendre. Au bout de cinq minutes, cependant, il a repris sa place et a commencé à manger…

      – Comme d’habitude?

      – Plus, monsieur. Seulement, je dois vous le dire, il ne me paraissait pas avoir bien la conscience de ce qu’il faisait. A quatre ou cinq reprises, il s’est levé et il s’est rassis. Enfin il a paru prendre un parti qui lui coûtait beaucoup. Il a déchiré la lettre qu’il venait de recevoir, et il en a jeté les morceaux par la fenêtre qui donne sur le jardin…

      Mlle Marguerite s’exprimait avec la plus extrême simplicité, et certes il n’y avait, dans ce qu’elle racontait, rien que de très-ordinaire.

      On l’écoutait cependant avec une curiosité haletante, comme si on eût espéré quelque surprenante révélation, tant l’esprit humain, prompt à se forger des chimères, a horreur de ce qui est naturel et incline instinctivement vers le mystérieux.

      Mais sans paraître s’apercevoir de l’effet produit, et affectant de s’adresser au médecin seul, la jeune fille poursuivait:

      – La lettre anéantie, en apparence, du moins, on a servi le café et M. de Chalusse a allumé un cigare, comme il fait après chaque repas. Mais il n’a pas tardé à le laisser éteindre. Je n’osais troubler ses réflexions, quand tout à coup il me dit: «C’est singulier, je me sens tout mal à l’aise.» Nous sommes restés un moment sans nous parler, puis il a ajouté: «Décidément je ne suis pas bien. Rendez-moi le service de monter à ma chambre, voici la clef de mon secrétaire, vous l’ouvrirez et vous trouverez sur la tablette supérieure, un petit flacon bouché à l’émeri, que vous me descendrez.» J’ai remarqué avec surprise que M. de Chalusse, qui a la parole très-nette, habituellement, bégayait ou plutôt bredouillait, en me disant cela. Je ne m’en suis pas inquiétée… malheureusement. J’ai donc fait ce qu’il désirait. Il a versé huit ou dix gouttes du contenu du flacon dans un verre d’eau et il l’a avalé.

      Si intense était l’attention du docteur Jodon, qu’il redevenait soi. Il oubliait de surveiller son attitude.

      – Et ensuite? fit-il.

      – Ensuite, monsieur, M. de Chalusse a repris sa contenance accoutumée et s’est retiré dans son cabinet de travail. J’ai dû penser que l’impression si pénible qu’il avait ressentie, s’effaçait. Je me trompais. Dans l’après-midi, il m’a fait prier par Mme Léon de le rejoindre au jardin. J’y ai couru, assez étonnée, car le temps était très-mauvais. «Chère Marguerite, me dit-il, aidez-moi donc à rechercher les débris de la lettre que j’ai jetée au vent ce matin. Je donnerais la moitié de ma fortune pour une adresse qui s’y trouvait certainement et que sur l’instant de ma colère je n’ai pas vue…» Je l’ai aidé. On pouvait raisonnablement espérer. Comme il pleuvait, quand les morceaux avaient été lancés par la fenêtre, au lieu de s’éparpiller, ils étaient tombés immédiatement à terre. Nous en avons réuni un bon nombre, mais sur aucun ne se trouvait ce que souhaitait si ardemment M. de Chalusse. A diverses reprises il a déploré amèrement et maudit sa précipitation…

      M. Bourigeau, le concierge, et M. Casimir échangèrent un sourire d’intelligence.

      Ils avaient surpris les recherches du comte, et elles leur avaient paru un acte de folie des mieux qualifiés.

      Maintenant, ils se les expliquaient.

      – J’avais le cœur bien gros, continuait Mlle Marguerite, de la tristesse de M. de Chalusse, quand tout à coup il se redressa joyeusement en s’écriant: «Suis-je donc fou?.. cette adresse, un tel me la donnera!»

      Positivement, le docteur s’abandonnait à l’entraînement du récit.

      – Un tel! Qui, un tel? interrogea-t-il sans se rendre compte de l’inconvenance de la question.

      Mais la jeune fille fut révoltée.

      Elle écrasa l’indiscret d’un regard hautain, et du ton le plus sec:

      – J’ai oublié ce nom, dit-elle.

      Piqué au vif, le docteur reprit brusquement la pose de son modèle. Mais son imperturbable sang-froid était altéré.

      – Croyez, mademoiselle, balbutia-t-il, que l’intérêt seul… un intérêt respectueux…

      Elle n’eut pas seulement l’air d’entendre ses excuses.

      – Par exemple, interrompit-elle, je sais et je puis vous dire, monsieur, que M. de Chalusse se proposait de s’adresser à la police, si la personne en question ne réussissait pas. A partir de ce moment, il m’a paru tout à fait satisfait. A trois heures, il a sonné son valet de chambre et lui a commandé de faire avancer le dîner de deux heures. Nous nous sommes, en effet, mis à table à quatre heures et demie. A cinq heures, M. de Chalusse s’est levé, il m’a embrassée gaiement, et il est sorti à pied, en me disant qu’il avait bon espoir et qu’il ne serait pas de retour avant minuit…

      La fermeté dont la pauvre enfant avait fait preuve jusque-là se démentit, ses yeux se remplirent de larmes, et c’est d’une voix étouffée qu’elle ajouta en montrant M. de Chalusse:

      – Et à six heures et demie, on l’a rapporté, tel qu’il est là, étendu…

      Un grand silence se fit, si profond qu’on entendit le râle du moribond, toujours immobile sur son lit.

      Restait cependant à savoir les circonstances de l’accident, et c’est à M. Casimir que le médecin s’adressa.

      – Que vous a dit le cocher qui a ramené votre maître? demanda-t-il.

      – Oh! presque rien, monsieur, pas dix paroles.

      – Il faudrait retrouver cet homme et me l’amener.

      Deux domestiques s’élancèrent à sa recherche.

      Il ne pouvait être loin, sa voiture stationnait toujours devant l’hôtel.

      En effet, il stationnait lui-même chez le marchand de vin. Des curieux enragés lui payaient à boire, et en échange il leur racontait l’événement. Il était


Скачать книгу