La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.gorgées une tasse d’excellent thé, quand le timbre de l’antichambre lui annonça un visiteur.
Mme Dodelin se hâta d’aller ouvrir, et Victor Chupin parut, tout essoufflé de la course qu’il venait de fournir.
Il n’avait pas mis vingt-cinq minutes à franchir la distance qui sépare la rue de Courcelles de la place de la Bourse.
– Vous êtes en retard, Victor, lui dit doucement M. Fortunat.
– C’est vrai, m’sieu, mais ce n’est pas ma faute, allez! Tout est sens dessus dessous, là-bas, et j’ai été obligé de faire le pied de grue…
– Comment cela? Pourquoi?
– Ah! voilà!.. Le comte de Chalusse a eu un coup de sang ce soir, et à l’heure qu’il est il doit être mort…
Brusquement, tout d’une pièce, M. Fortunat se dressa. Il était devenu livide, ses lèvres tremblaient.
– Un coup de sang, fit-il d’une voix étouffée, je suis volé!..
Et, redoutant la curiosité de Mme Dodelin, il saisit la lampe et se précipita vers son cabinet de travail, en criant à Chupin:
– Suivez-moi!
Chupin suivit sans souffler mot, en garçon intelligent qui sait se monter au niveau des situations les plus graves. On ne le recevait pas habituellement dans ce cabinet de travail, dont un magnifique tapis recouvrait le parquet. Aussi, après avoir soigneusement refermé la porte, resta-t-il debout tout contre, respectueusement, son chapeau à la main.
Mais M. Fortunat ne semblait pas s’apercevoir de sa présence.
Ayant posé la lampe sur la cheminée, il tournait furieusement autour de son cabinet, comme une bête fauve qui, enfermée, cherche une issue pour fuir.
– Si le comte est mort, disait-il, le marquis de Valorsay est perdu!.. Adieu les millions!
Le coup était si cruel, si inattendu surtout, qu’il ne pouvait pas, qu’il ne voulait pas en admettre la réalité.
Il marcha droit sur Chupin, et le secouant par le collet, comme si le pauvre garçon eût pu faire que ce qui était ne fût pas:
– Ce n’est pas possible, lui dit-il, le comte n’est pas mort… Tu te trompes ou on t’a trompé… Tu auras mal compris… Tu n’as peut-être voulu qu’excuser ton inexactitude. Voyons, parle, réponds, dis quelque chose.
Quoique d’un naturel peu impressionnable, Chupin était presque effrayé de l’agitation convulsive de son patron.
– Je vous ai répété, m’sieu, fit-il, ce que m’a dit m’sieu Casimir…
Il voulait donner des détails, mais déjà M. Fortunat avait repris sa promenade furibonde exhalant sa douleur en phrases haletantes.
– C’est quarante mille francs que je perds, disait-il. Quarante mille francs espèces, comptés là, sur le coin de mon bureau, je les vois encore, et remis de la main à la main au marquis de Valorsay en échange de sa signature… Mes économies de dix-huit mois, deux mille livres de rentes à cinq!.. Et il me reste une obligation sous seing privé, un chiffon!.. Misérable marquis! Et il doit venir ce soir encore, je l’attends… Je devais lui remettre encore dix mille francs… Ils sont là, en or, dans mon tiroir… Mais qu’il vienne, le misérable, qu’il vienne!..
La colère amenait l’écume à ses lèvres. Qui eût vu son œil à ce moment ne se fût plus fié de la vie à son apparence débonnaire et à sa politesse onctueuse.
– Et cependant, poursuivait-il, le marquis n’est pour rien là dedans… Il perd autant que moi, plus que moi, même!.. Une affaire sûre!.. De l’or en barre!.. A quelle spéculation se fier, après cela!.. Il faut pourtant placer son argent quelque part; on ne peut pas l’enterrer dans sa cave!..
Chupin écoutait d’un air désolé, mais sa mine piteuse n’était que pure flatterie. Intérieurement, il jubilait, son intérêt en cette circonstance était précisément l’opposé de celui de son patron.
Si M. Fortunat perdait quarante mille francs à la mort du comte de Chalusse, Chupin, lui, comptait gagner cent francs sur le service, cent beaux francs, cinq francs de rentes, que lui compterait la compagnie de funérailles pour laquelle il «faisait la place» à l’occasion.
– Si encore il y avait un testament, continuait M. Fortunat. Mais non, on n’en trouvera pas, j’en suis sur. Un pauvre diable qui n’a que quatre sous prend ses précautions, lui! Il songe qu’un omnibus peut l’écraser dans la rue, et à tout hasard il écrit et signe ses dernières volontés… Les millionnaires n’ont pas de ces idées; ils se croient immortels, ma parole d’honneur!..
Il s’arrêta, réfléchissant, car il commençait à pouvoir réfléchir. Son exaltation s’était vite usée, par la violence même.
– Enfin, reprit-il plus lentement, et d’une voix plus posée, que le comte ait ou non pris ses dispositions dernières, le Valorsay peut faire son deuil des millions de Chalusse. S’il n’y a pas de testament, Mlle Marguerite n’a plus un sou… donc, bonsoir. S’il y en a un, cette diablesse de fille, devenue tout à coup libre et riche, ne manquera pas d’envoyer promener mons Valorsay, surtout si elle en aime un autre, ainsi qu’il l’affirme… et en ce cas, bonsoir encore.
M. Fortunat avait tiré son mouchoir, et debout devant la glace, il tamponnait la sueur de son front et remettait en ordre sa chevelure.
Il était de ceux qu’une catastrophe étourdit, mais n’abat pas.
Il s’emportait, tempêtait, poussait des cris d’aigle, mais il savait à la fin prendre bravement son parti.
– Conclusion, murmura-t-il, je n’ai qu’à passer mes quarante mille francs par profits et pertes. Reste à savoir s’il n’y aurait pas moyen de les reprendre d’un autre côté sur la même affaire.
Il était redevenu maître de soi, il se sentait le plein et libre exercice de toutes ses facultés. Jamais son intelligence n’avait été plus lucide.
Il s’assit devant son bureau, les coudes sur la tablette, le front entre ses mains, et il demeura immobile, le corps anéanti, pour ainsi dire, par l’effort exorbitant de la pensée.
Mais il y avait du triomphe dans son geste, quand il se redressa au bout de cinq minutes.
– J’ai trouvé, murmura-t-il, si bas que Chupin ne put l’entendre… Étais-je simple!.. S’il n’y a pas de testament, le quart des millions est à moi!.. Ah! quand on connaît bien son terrain, on n’a jamais perdu la bataille.
Il est de fait que ses yeux trahissaient l’imperturbable audace du général qui se résout à un changement de front sous le feu même de l’ennemi.
– Mais il s’agit d’aller vite, ajouta-t-il, très-vite…
Il se leva, et regardant la pendule:
– Neuf heures! dit-il. Je puis entrer en campagne ce soir même.
Immobile dans son coin, Chupin gardait toujours son attitude contrite, mais la curiosité l’oppressait au point de gêner sa respiration.
Il baissait le nez, mais il ouvrait tant qu’il pouvait les oreilles, et épiait d’un air sournois les moindres mouvements de son patron.
Prompt à agir, une fois sa résolution arrêtée, M. Fortunat venait de sortir d’un tiroir un volumineux dossier, tout gonflé de grosses d’actes, de lettres, de reçus, de factures, de titres de propriété et de vieux parchemins.
– Là, certainement, est le prétexte qu’il me faut, murmurait-il tout en remuant cette masse de paperasses.
Mais il ne trouva pas tout d’abord ce qu’il cherchait. L’impatience le gagnait, on le voyait à sa précipitation fébrile, quand il s’arrêta en poussant un soupir de satisfaction.
– Enfin!..
Il venait de mettre la main sur un vieux billet à ordre crasseux