La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.à peine par ci par là apercevait-on quelque lumière.
Enfin, après un quart d’heure d’une marche pénible, Chupin eut une exclamation de joie.
– Je me reconnais, m’sieu, s’écria-t-il, nous y voilà, regardez!..
Dans l’ombre, une immense maison de cinq étages se dressait, solitaire, délabrée, sinistre.
Elle tombait en ruines, des lézardes la sillonnaient, et cependant elle n’était pas complétement terminée.
Il était clair que le spéculateur qui l’avait entreprise n’avait pas eu les reins assez solides pour l’achever.
A voir seulement combien étaient nombreuses et rapprochées les fenêtres de la façade, on devinait pour quelle destination elle avait été construite. Et afin que nul ne l’ignorât, entre le troisième et le quatrième étage, on lisait en énormes lettres de trois pieds: Garni modèle.
Garni modèle!.. On comprend tout de suite: beaucoup de chambres, toutes petites, bien incommodes, louées un prix exorbitant.
Seulement la mémoire de Victor Chupin l’avait mal servi. Cet établissement ne se trouvait pas à droite de la route, mais à gauche. M. Fortunat et lui durent traverser la chaussée, une rivière de boue.
Leurs yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité, ils approchaient, ils pouvaient observer certains détails.
Le rez-de-chaussée du garni modèle était divisé en deux boutiques. L’une était fermée. L’autre restait ouverte, et une lumière pâle filtrait à travers des rideaux rouges malpropres.
Au-dessus de cette seconde boutique, une enseigne portait le nom du boutiquier: Vantrasson. Et de chaque côté du nom, il y avait en lettres plus petites: Epicerie et comestibles – Vins fins et étrangers.
Quels clients pouvaient venir là chercher quelque chose à manger ou demander à boire, et que leur servait-on?.. Cela effrayait Chupin lui-même. Tout en ce taudis était à l’abandon et repoussant de malpropreté, tout dénonçait la misère et la plus basse crapule.
M. Fortunat ne reculait certes pas; mais avant de pénétrer dans ce repaire, il n’était pas fâché d’en explorer l’intérieur. Il s’avança avec la plus prudente circonspection, et colla son œil contre le vitrage, à un endroit où les rideaux rouges avaient une large déchirure.
Au comptoir, une femme d’une cinquantaine d’années était assise, reprisant un jupon sordide, à la lueur d’une lampe fumeuse.
Elle était grosse, courte, ramassée, surchargée et bouffie d’une graisse malsaine, et blême, avec cela, comme si ses veines eussent charrié du fiel au lieu de sang. Sa face plate, ses pommettes saillantes, son front fuyant et ses lèvres minces lui donnaient une inquiétante expression de méchanceté et de ruse.
Au fond de la boutique, dans la pénombre, on distinguait la silhouette d’un homme assis sur un escabeau, qui dormait, les bras arrondis, sur une table, la tête appuyée sur ses bras.
– Quelle chance!.. souffla Chupin à l’oreille de son patron, pas une pratique dans la case, Vantrasson et sa femme sont seuls.
Il est sûr que cette circonstance ne déplut pas à M. Fortunat.
– Ainsi, m’sieu, continua l’autre, n’ayez pas peur… Je reste ici et je veille au grain, vous pouvez entrer.
Il entra, et au bruit de la porte, la grosse femme, posa son ouvrage.
– Que faut-il servir à Monsieur? demanda-t-elle d’une voix douceâtre.
M. Fortunat ne répondit pas tout d’abord. Il tira de sa poche le billet dont il s’était muni et le montra en disant:
– Je suis clerc d’huissier et je viens pour toucher ce petit effet, 583 francs, causé valeur en marchandises, signé Vantrasson, ordre Barutin…
– Un effet!.. fit la femme, dont la voix s’aigrit soudain, c’est trop fort!.. Vantrasson, réveille-toi un peu et viens voir ici.
Cet appel était superflu.
Au mot de «billet,» l’homme avait redressé la tête; au nom de Barutin il se leva et s’approcha d’un pas lourd et chancelant, comme s’il eût eu dans les jambes un reste d’ivresse.
Il était plus jeune que sa femme, grand, large, véritablement athlétique. Ses traits ne manquaient pas de régularité, mais l’alcool, la ribote, toutes sortes d’ignobles excès les avaient ravagés, et sa physionomie n’exprimait plus rien qu’un abrutissement farouche.
– Qu’est-ce que vous me chantez donc, vous… dit-il d’une voix rauque à M. Fortunat. Est-ce pour vous moquer des gens que vous venez leur demander de l’argent un 15 octobre, jour de terme?.. Où avez-vous vu qu’il reste de l’argent quand le propriétaire a passé avec son sac?.. Qu’est-ce que ce billet, d’ailleurs?.. Donnez-le moi, que je l’examine.
M. Fortunat ne commit pas cette imprudence. Il présenta simplement le billet d’un peu loin, et ensuite le lut. Lorsqu’il eut terminé:
– Ce billet est échu depuis dix-huit mois, déclara froidement Vantrasson, il ne vaut plus rien…
– Erreur!.. un billet à ordre est valable cinq ans à compter du jour du protêt.
– C’est possible. Mais comme Barutin a fait faillite, comme il a filé et qu’on ne sait plus où il est, je suis quitte…
– Autre erreur! Vous devez ces 583 francs à celui qui a acheté votre billet à la vente de Barutin et qui a donné à mon patron l’ordre de poursuivre…
Le sang commençait à monter aux oreilles de Vantrasson.
– Et après!.. Croyez-vous donc qu’on ne m’a jamais poursuivi!.. Où il n’y a rien le roi perd ses droits, et moi je n’ai rien… Les meubles du garni que je tiens sont au revendeur et tout ce qui est dans ma boutique ne vaut pas cent écus… Quand votre patron verra que je ne vaux pas les frais, il me laissera tranquille… On ne peut rien contre un homme comme moi.
– Vous croyez cela?
– J’en suis sûr.
– Malheureusement vous vous trompez encore, parce que celui qui a votre billet ne tient pas à rentrer dans son argent; il en mettra du sien au contraire, pour vous faire de la peine…
Et là-dessus, M. Fortunat se mit à tracer l’épouvantable tableau d’un pauvre débiteur poursuivi par un créancier riche, qui le traque, qui le harcèle, qui le poursuit partout, qui le fait saisir dès qu’il a seulement un vêtement de rechange…
Vantrasson roulait des yeux terribles et brandissait ses redoutables poings, mais sa femme était visiblement très-effrayée.
Bientôt elle n’y tint plus, et se levant brusquement, elle entraîna son mari vers le fond de la boutique, en lui disant:
– Viens, il faut que je te parle.
Il la suivit, et ils restèrent deux ou trois minutes à délibérer tout bas, avec force gestes. Quand ils revinrent, ce fut la femme qui porta la parole.
– Hélas! monsieur… dit-elle à M. Fortunat, nous sommes sans argent en ce moment, les affaires vont mal, si on nous poursuit, nous sommes perdus… Comment faire?.. Vous avez l’air d’un bon homme, donnez-nous un conseil.
M. Fortunat se tut, paraissant réfléchir, puis tout à coup:
– Ma foi!.. s’écria-t-il, tant pis!.. Il faut s’entr’aider entre malheureux, et je vais vous dire la vérité vraie. Mon patron, qui n’est pas un méchant, n’a pas envie de se mêler d’une vengeance… C’est pourquoi il m’a dit: «Voyez ces Vantrasson, et s’ils vous font l’effet de braves gens, proposez-leur un arrangement… S’ils l’acceptent, il faudra bien que leur créancier s’en contente.»
– Et quel est cet arrangement?
– Le voici: Vous allez m’écrire sur une feuille de