La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.se retirèrent, en effet. Deux heures sonnaient à l’horloge de Beaujon. Le silence se fit, solennel, terrible: uniquement troublé par le râle du moribond et l’implacable tic tac de la pendule battant les secondes qui lui restaient à vivre.
Nul bruit de Paris n’arrivait en cette demeure princière, isolée entre une vaste cour et un jardin grand comme un parc. Et la paille répandue dans la rue assourdissait le roulement des rares voitures remontant la rue de Courcelles.
Mme Léon avait repris sa place dans son fauteuil, bien douillettement enveloppée dans une chaude couverture, et tout en ayant l’air de lire son livre d’heures, elle observait tous les mouvements de sa «chère demoiselle,» comme s’ils eussent pu lui livrer le secret de ses pensées…
Mlle Marguerite ne soupçonnait pas cet affectueux espionnage. Que lui eût importé, d’ailleurs!.. Elle avait roulé une chaise basse près du lit, s’y était assise, et son regard était comme rivé sur M. de Chalusse…
A deux ou trois reprises, en commençant, elle tressaillit, et une fois même elle avait dit à Mme Léon:
– Venez… venez voir.
Il lui avait semblé que l’immobile visage du comte bougeait. Mais c’était une illusion, elle avait été trompée par les reflets que promenait autour de la chambre la flamme capricieuse du foyer…
Et la nuit avançait… La femme de charge, à la longue, s’était fatiguée d’une observation stérile; insensiblement, elle avait baissé le menton, son livre lui avait échappé, et enfin elle s’était mise à ronfler.
Mlle Marguerite ne s’en apercevait même pas, perdue qu’elle était dans une contemplation qui, à force d’être profonde, cessait d’être douloureuse.
Peut-être se disait-elle qu’elle veillait la veillée funèbre de son bonheur, et qu’avec le dernier soupir de ce mourant allaient s’envoler tous ses rêves de jeune fille et ses chères espérances.
Sans doute, aussi, sa pensée s’envolait vers cet autre à qui elle avait promis sa vie, vers Pascal, vers ce malheureux dont, en ce moment même, on volait l’honneur dans un tripot de la «haute vie.»
Cependant, vers cinq heures, l’atmosphère devenait lourde, et la pauvre jeune fille se sentait défaillir… Elle ouvrit une fenêtre pour respirer un peu d’air pur.
Le bruit tira Mme Léon de son assoupissement; elle se souleva en s’étirant, la figure renfrognée, protestant qu’elle se sentait très-souffrante, et que si elle ne se sustentait un peu elle se trouverait mal.
Il fallut appeler M. Casimir, qui lui monta un verre de vin de malaga, où elle trempa quelques biscuits.
– Cela va mieux!.. murmura-t-elle ensuite. Ma trop grande sensibilité me tuera…
Et elle reprit son somme.
De même, Mlle Marguerite était revenue sur sa chaise; mais ses idées se brouillaient dans sa tête, ses paupières devenaient lourdes… était-ce donc le sommeil? Elle lutta, mais elle aussi finit par s’endormir le front appuyé sur le lit de M. de Chalusse.
Il faisait jour quand une sensation étrange et terrible la réveilla.
Il lui semblait qu’une main froide comme la mort passait et repassait doucement sur sa tête, maniant ses cheveux avec une sorte de tendresse…
Terrifiée, elle se dressa.
Le moribond revenait à lui… ses yeux étaient ouverts… Son bras droit s’agitait péniblement sur le lit.
– A moi!.. s’écria Mlle Marguerite, au secours!
Et tirant à le briser le cordon de la sonnette:
– Courez, dit-elle aux domestiques qui parurent, courez chercher ce médecin qui demeure ici près… vite… M. le comte a repris connaissance…
En un moment, la chambre du malade avait été envahie par les gens, mais la jeune fille ne s’en apercevait pas…
Elle s’approcha de M. de Chalusse, et lui prenant la main:
– Vous m’entendez, n’est-ce pas, monsieur, demanda-t-elle, vous me comprenez?..
Ses lèvres remuèrent, mais il ne sortit de sa gorge qu’une sorte de râle sourd, absolument inintelligible.
Cependant il comprenait, et tout le monde le vit bien aux gestes qu’il faisait, gestes désespérés et pénibles, car la paralysie ne lâchait pas sa proie, et c’est à peine et bien peu s’il pouvait bouger le bras droit.
Évidemment, il souhaitait quelque chose. Mais quoi?..
On lui nomma tout ce qu’il y avait dans la chambre, tout ce qu’on put imaginer…
On ne trouvait pas, quand la femme de charge se frappa subitement le front.
– J’y suis!.. fit-elle. Il veut écrire.
C’était bien cela.
De la main qui avait quelque liberté, du râle qui était toute sa voix, M. de Chalusse fit: «Oui, oui!» et même ses yeux se tournèrent vers Mme Léon avec une expression non douteuse de joie et de reconnaissance.
Déjà on l’avait soulevé sur son oreiller, et on lui avait apporté une sorte de petit pupitre, du papier et une plume trempée d’encre…
Mais il avait trop, on avait trop présumé ses force. Il remuait la main, mais il n’en pouvait régler le mouvement.
Après de prodigieux efforts et mortellement douloureux, il ne réussit qu’à tracer quelque chose d’informe et de complétement indéchiffrable. A peine des quelques lignes qu’il avait voulu écrire, distinguait-on ces quelques mots: «…toute ma fortune… donne… amis… contre…» Cela ne signifiait rien.
Désespéré, il lâcha la plume, et son regard et sa main indiquèrent la partie de la chambre qui faisait face à son lit…
– M. le comte en veut à son secrétaire, fit M. Casimir.
– Oui!.. oui!.. répondit le râle du moribond.
– M. le comte désire peut-être qu’on l’ouvre?..
– Oui! oui!..
Mlle Marguerite eut un geste désespéré.
– Mon Dieu! s’écria-t-elle, qu’ai-je fait! J’ai brisé la clef… J’ai eu peur de notre responsabilité à tous, en songeant aux énormes valeurs enfermées dans ce meuble…
L’expression des yeux du comte était devenue effrayante…
C’était le découragement absolu, une douleur atroce, le désespoir le plus horrible.
L’âme se débattait dans un corps qui n’existait plus, qui lui échappait. L’intelligence, la pensée, la volonté étaient enchaînées dans un cadavre qu’elles ne pouvaient galvaniser.
L’épouvantable sentiment de son impuissance se traduisit, par une convulsion de rage frénétique, sa main se crispa, les veines de son cou se gonflèrent, ses yeux sortirent presque de leur orbite, et d’une voix rauque, qui n’avait rien d’humain:
– Marguerite!.. râla-t-il, dépouillée!.. prends garde!.. ta mère!..
Et ce fut tout… comme si cet effort suprême eût brisé le dernier lien qui retenait encore l’âme près de s’envoler!..
– Un prêtre!.. cria Mme Léon d’une voix lamentable, un prêtre, au nom du ciel…
– Un notaire plutôt, opina M. Casimir, vous voyez bien qu’il voudrait tester…
Ce fut le médecin qui parut pâle, tout effaré…
Il marcha au lit, n’y jeta qu’un coup d’œil, et d’une voix grave:
– Le comte de Chalusse est mort… prononça-t-il.
Il y eut une minute de stupeur.
De cette