La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.allons!.. jeune fille, prononça-t-il avec une bonhomie paternelle dont il n’abusait guère, il ne faut pas comme cela jeter le manche après la cognée… A moins toutefois – et il la fixait – que vous n’ayez pour parler comme vous le faites, certaines raisons qui… Mais il suffit, me voilà libre pour une heure, et nous allons causer comme un père et une fille.
Sur ces mots, le greffier se dressa.
Depuis un moment déjà un nuage était descendu sur sa figure joviale, et il agitait impatiemment un gros trousseau de clefs – car la clef de chaque serrure, à l’apposition des scellés, est confiée au greffier, à charge par lui de la représenter lors de la levée desdits scellés.
– Je vous entends, fit le juge. Votre estomac, moins complaisant que le mien, ne se contente pas, jusqu’à l’heure du dîner, d’une tasse de chocolat… Allez déjeuner et passez au greffe en y allant; à votre retour vous me trouverez ici… Vous pouvez clore la vacation et faire signer.
Elle était toute close, et, pressé par la faim, le greffier se mit à en bredouiller la formule si rapidement, que bien habile on eût été de comprendre ce qu’il disait:
«Et il a été vaqué, tant à la rédaction de l’intitulé du présent procès-verbal qu’à l’inventaire des objets en évidence et à l’apposition des scellés, comme il est décrit ci-dessus, de neuf heures du matin jusqu’à midi, par simple vacation…»
Puis il appela tous les noms qu’il avait inscrits à l’intitulé, et chacun des domestiques s’avança à son tour, signa son nom ou fit sa croix et se retira…
Mme Léon elle-même comprit bien à la physionomie du juge, qu’on la ferait sortir, elle aussi, et elle en prenait son parti à regret, quand Mlle Marguerite l’arrêta en lui demandant:
– Vous êtes bien sûre qu’il n’est rien venu pour moi, aujourd’hui?
– Rien, mademoiselle, je suis descendue en personne m’en assurer chez le concierge.
– Vous avez bien mis ma lettre à la poste, hier soir?
– Oh!.. chère demoiselle, pouvez-vous en douter…
La jeune fille étouffa un soupir, et plus vivement, ce qui signifiait le congé:
– Il faut faire prier M. de Fondège de venir, dit-elle.
– Le général?
– Oui.
– Je vais envoyer chez lui à l’instant, fit la femme de charge.
Et elle sortit refermant la porte avec une visible humeur.
VIII
Enfin le juge de paix et Mlle Marguerite se trouvaient seuls dans le cabinet de travail de M. de Chalusse.
Cette pièce, que le comte, en son vivant, affectionnait entre toutes, était magnifique et sombre, avec ses hautes tentures et ses meubles de bois noir ouvragés de fer.
Mais en ce moment elle empruntait aux circonstances quelque chose de solennel et de lugubre. On se sentait froid à voir tous ces papiers bouleversés sur le bureau, et ces bandes de ruban de fil blanc appliquées devant toutes les serrures, sur les bahuts, sur les bibliothèques et jusque sur les placards.
Le magistrat s’était assis dans le fauteuil de M. de Chalusse, à demi retourné vers le centre de la pièce, et la jeune fille avait pris place sur une chaise à haut dossier sculpté, la tête en pleine lumière.
Pendant un bon moment, ils restèrent en face l’un de l’autre, silencieux.
Le juge préparait ce qu’il avait à demander. Ayant compris la réserve presque sauvage de Mlle Marguerite, il réfléchissait que s’il effarouchait ce caractère si fier, il n’en tirerait rien et par suite ne pourrait la servir comme il le souhaitait.
Et il le souhaitait presque passionnément, se sentant attiré vers elle par une inexplicable sympathie, où il y avait à la fois, bien qu’il ne la connût que depuis quelques heures, de l’estime, du respect et de l’admiration.
Cependant il fallait commencer.
– Mademoiselle, dit-il, je me suis abstenu de vous questionner devant vos gens… et si en ce moment je me permets de le faire, c’est, sachez-le bien, sans qualité, et vous êtes libre de ne pas me répondre… Mais vous êtes jeune, et je suis un vieillard; mais mon devoir, quand mon cœur ne m’y porterait pas, est de vous offrir l’appui de mon expérience…
– Parlez, monsieur… interrompit la jeune fille; je répondrai franchement à vos questions… ou je me tairai.
– Je reprends donc, fit-il. On m’a affirmé que M. de Chalusse n’a aucun parent à quelque degré que ce soit… Est-ce exact?
– En effet, oui, monsieur… Mais j’ai aussi entendu dire à M. le comte, qu’une sœur à lui, Mlle Hermine de Chalusse, s’est enfuie de la maison paternelle, quand elle avait mon âge, il y a de cela vingt-cinq ou trente ans… et jamais elle n’a reçu la part qui lui revenait dans l’énorme fortune de ses parents…
– Et cette sœur n’a jamais donné signe de vie?..
– Jamais!.. Quoique cependant… tenez, monsieur je vous ai promis, d’être franche… Cette lettre reçue hier par M. de Chalusse, qui a déterminé sa mort… Eh bien! j’ai le pressentiment qu’elle venait de cette sœur… Elle ne peut avoir été écrite que par elle ou… par cette autre… personne dont vous avez trouvé des lettres… et des souvenirs… dans la cachette du secrétaire…
– Et… cette personne… d’après vous… qui serait-elle?
La jeune fille ne répondant pas, le juge n’insista pas et continua.
– Mais vous, mon enfant, qui êtes-vous?..
Elle eut un geste de douloureuse résignation, et d’une voix troublée:
– Je l’ignore, monsieur… répondit-elle. Peut-être suis-je la fille de M. de Chalusse. Je mentirais si je disais que telle n’est pas ma conviction. Oui, je le crois, mais je n’ai jamais eu une certitude… Tour à tour, selon les circonstances, j’ai cru, puis j’ai douté… Par certains jours, je me disais, «oui, oui!»… et j’avais envie de me jeter à son cou… D’autres fois, je m’écriais: «non, ce n’est pas possible!»… et je le haïssais presque… D’ailleurs, pas un mot de lui, pas un mot positif, au moins… Lorsque je l’ai vu pour la première fois, il y a six ans, à la façon dont il m’avait défendu de l’appeler «mon père,» j’ai compris qu’il ne me répondrait jamais…
S’il est un homme au monde inaccessible au ridicule prurit d’une puérile curiosité, c’est assurément celui que sa profession condamne à détailler les heures de sa vie au profit de son prochain.
Tel le magistrat; rivé à son fauteuil, et contraint d’écouter à la journée les doléances de famille, les clabaudages du voisin, les plaintes, les accusations, les récriminations bêtes, les plus ignobles calomnies, des histoires stupides jusqu’à la nausée, enfin l’interminable et écœurante antienne des intérêts rivaux…
Et cependant, à entendre Mlle Marguerite, cette jeune fille dont l’étrangeté l’avait saisi, le vieux juge de paix éprouvait cette inquiétude qu’on ressent en face d’un problème…
– Laissez-moi croire, lui dit-il, que beaucoup de circonstances décisives ont échappé à votre inexpérience et qu’à votre place…
Elle l’interrompit du geste, et tristement:
– Vous vous trompez, monsieur, fit-elle; je ne suis pas inexpérimentée…
Lui ne put s’empêcher de sourire de cette prétention…
– Pauvre jeune fille, prononça-t-il, quel âge avez-vous… dix-huit ans?..
Elle secoua la tête:
– De par