La vie infernale. Emile Gaboriau

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La vie infernale - Emile Gaboriau


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vôtre…

      Elle s’arrêta, hésitant, puis tout à coup prenant un parti:

      – Mais à quoi bon attendre vos questions, monsieur?.. s’écria-t-elle. Cela n’est ni sincère ni digne. Est-ce que vous sauriez jamais!.. Qui réclame un conseil doit avant la franchise… Je vous parlerai comme si j’étais seule en face de moi-même. Vous saurez ce que personne n’a su… personne, pas même lui… Pascal. J’ai un passé, moi que vous avez trouvée entourée d’un luxe royal, passé de misère… Mais je n’ai rien à cacher, et si j’ai à rougir, c’est des autres, et non de moi!..

      Peut-être cédait-elle à un besoin d’expansion trop fort après des années de contrainte? Peut-être n’était-elle plus sûre d’elle-même et voulait-elle un autre témoignage que celui de sa seule conscience, à un moment où un abîme s’ouvrait dans sa vie, pareil à ces précipices insondables que creusent les grandes convulsions de la nature…

      Trop hors d’elle-même pour apercevoir la stupeur du juge, ou entendre les paroles qu’il balbutiait, elle se leva, passant la main sur son front, comme pour bien rassembler ses souvenirs, et d’une voix brève, elle dit:

      – Les premières sensations dont je me souvienne s’éveillèrent dans une cour étroite entourée de grands murs sans fenêtres, noirs, froids, et si hauts qu’à peine on en distinguait le faîte…

      Le soleil y venait l’été, vers midi, dans un angle où il y avait un banc de pierre; l’hiver, jamais…

      Il y avait au milieu cinq ou six petits arbres, grêles, rongés par la mousse, qui donnaient bien chacun une douzaine de feuilles jaunes au printemps…

      Dans cette cour, nous étions une trentaine de petites filles, de trois à huit ans, toutes vêtues pareillement d’une robe brune, avec un petit mouchoir bleu en pointe sur les épaules. Nous portions un bonnet bleu les jours de semaine, blanc le dimanche, des bas de laine, d’épais souliers, et autour du cou un étroit ruban noir où pendait une large croix d’étain…

      Autour de nous circulaient, silencieuses et mornes, des bonnes sœurs, les mains croisées dans leurs larges manches, blêmes sous leurs coiffes, avec leurs gros chapelets de buis chargés de médailles de cuivre, qui sonnaient quand elles marchaient comme des chaînes de prisonniers…

      Sur tous les visages, la même expression était peinte: une résignation banale, une inaltérable douceur, une patience à toute épreuve…

      Il en était de méchantes cependant, dont les yeux avaient des éclairs jaunes, et qui passaient sur nous leurs colères aiguës et froides…

      Mais il en était une toute jeune et toute blonde, qui avait l’air si triste et si bon, que moi, dont l’intelligence s’éveillait à peine, je comprenais qu’il y avait dans sa vie quelque grand malheur.

      Souvent, aux heures de récréation, elle me prenait sur ses genoux et me serrait entre ses bras avec une tendresse convulsive, en répétant:

      – Chère petite!.. chère petite!..

      Quelquefois ses embrassements me faisaient mal, mais je me gardais d’en rien laisser paraître, tant j’avais peur de l’affliger davantage… Et même, au dedans de moi, j’étais contente et fière de souffrir par elle et pour elle…

      Pauvre sœur!.. Je lui ai dû les seules heures heureuses de ma première enfance… On l’appelait la sœur Calliste… Je ne sais ce qu’elle est devenue… Souvent j’ai pensé à elle, quand je me sentais à bout de courage… Et aujourd’hui encore, je ne saurais prononcer son nom sans pleurer…

      Elle pleurait en effet, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues, qu’elle ne songeait pas à essuyer.

      Il lui fallut un effort pour continuer:

      – Vous avez déjà compris, monsieur, ce que je ne m’expliquai, moi, que bien plus tard…

      J’étais dans un hospice d’enfants trouvés… enfant trouvée moi-même.

      Je ne puis dire que rien nous y manquât, et il y aurait ingratitude à ne pas reconnaître que les bonnes sœurs ont le génie de la charité… Mais hélas!.. le cœur de chacune d’elles n’avait qu’une somme de tendresse à répartir entre trente pauvres petites filles, les parts étaient bien petites, les caresses les mêmes pour toutes, et moi j’aurais voulu être aimée autrement que toutes les autres, avec des mots et des caresses pour moi seule.

      Nous couchions dans un dortoir bien propre, dans des lits bien blancs avec de petits rideaux de cotonnade… au milieu du dortoir, il y avait une bonne vierge qui semblait nous sourire à toutes… L’hiver, nous avions du feu. Nos vêtements étaient chauds et soignés, notre nourriture était bonne. On nous montrait à lire, à écrire, la couture et la broderie.

      Il y avait des récréations entre tous les exercices, on récompensait celles qui avaient été studieuses et sages, et, deux fois par semaine, on nous menait promener le long des rues à la campagne…

      C’est dans une de ces promenades que je sus des gens qui passaient qui nous étions et comment on nous appelle dans le peuple…

      L’après-midi, parfois, il venait des femmes en grande toilette, avec leurs enfants rayonnants de santé et de bonheur… Les bonnes sœurs nous apprenaient que c’étaient des «dames pieuses» ou des «âmes charitables» qu’il fallait aimer et respecter, et que nous ne devions pas oublier dans nos prières. Elles nous distribuaient des jouets et des gâteaux.

      D’autres fois, arrivaient des ecclésiastiques et d’autres messieurs très-graves, dont l’extérieur sévère nous faisait peur…

      Ils regardaient partout, s’informaient de tout, s’assuraient que chaque chose était à sa place, et même quelques-uns goûtaient notre soupe…

      Toujours ils étaient satisfaits, et Madame la supérieure les reconduisait avec force révérences, en répétant:

      – Nous les aimons tant!.. ces pauvres petites!..

      Et ces messieurs disaient:

      – Oui, oui, ma chère sœur, elles sont très-heureuses.

      Et ils avaient raison. Les enfants des pauvres ouvriers subissent des privations que nous ne subissions pas, nous, et il leur arrive de souper de pain sec… Mais ce pain sec, c’est la mère qui le donne avec un baiser.

      Oppressé par un insupportable malaise, le juge de paix ne trouvait pas une syllabe pour rendre ses impressions… D’ailleurs, Mlle Marguerite ne lui en eût pas laissé le moment, tant les souvenirs qui se représentaient à sa pensée lui faisaient la parole rapide.

      Cependant, à ce nom de «mère,» le magistrat pensait que la jeune fille allait s’attendrir…

      Il se trompait. Sa voix devint plus sèche, au contraire, et il s’alluma dans ses yeux comme un éclair de colère.

      – J’ai souffert extraordinairement dans cet hôpital, reprit-elle.

      La sœur Calliste était partie, et tout ce qui m’entourait me glaçait ou me froissait…

      Je n’avais que quelques bonnes heures à moi, le dimanche, pendant les offices de la paroisse où on nous conduisait.

      Quand le grand orgue ronflait, et que, dans le lointain du chœur, autour de l’autel resplendissant de lumière, s’agitaient les prêtres en étoles d’or, je clignais des yeux pour me donner des éblouissements… J’y réussissais… Et alors, il me semblait que je m’échappais de moi-même, et que, sur les nuages d’encens, je montais vers ce beau pays du ciel dont nous parlaient les sœurs, et où il y a, nous disaient-elles, des mères pour toutes les petites filles…

      Mlle Marguerite se recueillit quelques secondes, comme si elle eût reculé devant l’expression de sa pensée.

      Puis se décidant:

      – Oui, répéta-t-elle, j’ai été extraordinairement malheureuse aux Enfants-Trouvés… Presque toutes mes petites camarades étaient chétives, étiolées,


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