La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.pus lire sur son visage ni approbation ni blâme.
– Vous voyez, monsieur le comte, dit Mme la supérieure en me montrant, que vos intentions ont été scrupuleusement suivies.
– Je vous en remercie, ma sœur, dit-il, et c’est à vos pauvres que je prouverai l’étendue de ma reconnaissance.
Puis, se retournant vers moi:
– Marguerite, me dit-il, prenez congé de… vos mères, et dites-leur bien que vous ne les oublierez jamais…
Elle s’interrompit, les larmes rendaient sa voix presque inintelligible…
Mais dominant aussitôt son attendrissement:
– A ce moment seulement monsieur, poursuivit-elle, je compris combien j’aimais ces pauvres sœurs que parfois j’avais presque maudites… Je sentis par combien d’affections je tenais à cette hospitalière maison, et toutes ces petites infortunées, mes compagnes de misère et d’abandon…
Mon cœur se brisait, et Mme la supérieure, toujours si impassible, ne semblait guère moins émue que moi… Elle l’était… N’emportais-je pas, et pour quels hasards, cette fraction de son cœur qu’elle m’avait donnée!..
Enfin, M. de Chalusse me prit le bras et m’entraîna.
Dans la rue, nous attendait une voiture moins belle que celle qui était venue me prendre à mon atelier, mais beaucoup plus vaste et chargée de malles et de coffres.
Elle était attelée de quatre chevaux gris conduits par des postillons portant l’uniforme de la poste de Paris.
– Montez, mon enfant, me dit M. de Chalusse.
J’obéis, plus morte que vive, et je me plaçai, comme il me l’indiquait, sur la banquette du fond.
Lui-même, alors, monta et se plaça en face de moi.
Ah!.. ce fut là, monsieur, une de ces émotions dont la seule pensée, bien des années après, remue l’âme jusqu’en ses plus intimes profondeurs…
Sur la porte de l’hospice, toutes les sœurs se pressaient, fondant en larmes; Mme la supérieure même pleurait sans chercher à se cacher.
– Adieu!.. me criaient-elles, adieu, chère fille aimée, adieu, chère petite… souvenez-vous de vos vieilles amies… nous prierons Dieu pour votre bonheur.
Dieu ne devait pas les entendre.
Sur un signe de M. de Chalusse, un laquais ferma la portière, les postillons firent claquer leur fouet et la lourde berline partit à fond de train.
Le sort en était jeté… Il y avait comme un abîme désormais entre moi et cet hospice, où à peine née j’avais été apportée à demi morte, enveloppée de langes dont les angles chiffrés avaient été coupés.
Je sentais que mon passé m’échappait, quel serait l’avenir? Mais j’étais trop hors de moi pour réfléchir, et blottie dans un angle de la voiture, j’épiais M. de Chalusse avec la poignante angoisse de l’esclave qui étudie son nouveau maître.
Ah!.. monsieur, quelle stupeur tout à coup!..
La physionomie du comte changea comme s’il eût laissé tomber un masque, ses lèvres tremblèrent, des éclairs de tendresse jaillirent de ses yeux et il m’attira à lui en s’écriant:
– Oh! Marguerite!.. Ma Marguerite adorée!.. Enfin, enfin!..
Il sanglotait ce vieux homme, que dans mon ignorance j’avais jugé plus froid et plus insensible que le marbre, il m’étreignait entre ses bras, il me meurtrissait de ses baisers.
Et moi, je me sentais affreusement bouleversée par des sentiments étranges, inconnus, indéfinissables… Mais je ne tremblais plus…
Une voix au dedans de moi me criait que c’était comme une chaîne mystérieuse brusquement rompue, qui tout à coup se renouait entre M. de Chalusse et moi.
Et cependant, je me rappelais les explications de la supérieure de l’hospice; ce miracle en ma faveur, cette admirable intervention de la Providence, dont elle m’avait parlé.
– Ce n’est donc pas le hasard, monsieur le comte, demandai-je, qui a décidé votre choix entre toutes les orphelines?
Ma question parut le confondre.
– Pauvre Marguerite, murmura-t-il, chère fille adorée, voici des années que je prépare ce hasard!..
A l’instant même, toutes les histoires romanesques de l’hospice me revinrent en mémoire.
Et Dieu sait s’il s’en raconte, que les sœurs converses se transmettent de génération en génération, et qui sont comme la légende d’or des enfants trouvés.
Cette formule désolante «père et mère inconnus,» sur un acte de naissance, est comme une excitation aux plus dangereuses imaginations, une porte ouverte aux espérances les plus extravagantes…
Et je me mis à fixer le comte de Chalusse, essayant de découvrir dans ses traits quelque chose des miens, m’efforçant de saisir une vague ressemblance. Lui ne paraissait pas s’apercevoir de l’obstination de mon regard, et poursuivant une pensée obsédante, il murmurait:
– Le hasard!.. il fallait qu’on y crût… on y a cru… Et cependant, les plus habiles chercheurs de Paris, depuis le vieux Tabaret jusqu’à Fortunat, le dénicheur d’héritages, les maîtres dans l’art de suivre une piste, ont épuisé leurs ressources à seconder mes recherches acharnées!..
L’angoisse me devenait intolérable, aussi, n’y tenant plus:
– Alors, monsieur le comte, dis-je avec un horrible battement de cœur, vous êtes mon père, c’est vous…
De la main, il me ferma la bouche si violemment qu’il me fit mal, et d’une voix sourde:
– Imprudente!.. malheureuse enfant, balbutia-t-il, que venez-vous de dire!.. Oubliez jusqu’à cette funeste pensée… Ce nom de père, ne le prononcez jamais. Vous m’entendez: jamais!.. je vous le défends!..
Il était devenu extraordinairement pâle, et ses regards effarés erraient de tous côtés, comme s’il eût frémi qu’on ne m’eût écoutée, comme s’il eût oublié que nous étions seuls, dans une voiture emportée au galop.
Moi, cependant, j’étais perdue de stupeur, et mortellement épouvantée de ce soudain effroi que M. de Chalusse n’avait pu maîtriser.
Qu’est-ce que cela signifiait? Quels douloureux souvenirs, quelles mystérieuses appréhensions avais-je fait tressaillir au fond de l’âme de ce vieillard, mon tuteur, désormais, mon maître!..
Je ne pouvais concevoir ni m’imaginer ce qu’il avait trouvé à ma question d’extraordinaire et d’inattendu. Je la jugeai toute naturelle au contraire, dictée par les circonstances, imposée par la conduite et par les paroles du comte.
Et, en dépit du désordre de ma pensée, cet inexplicable murmure qu’on appelle le pressentiment, bourdonnait au dedans de moi:
– Il t’a défendu de l’appeler ton père, il ne t’a pas dit qu’il ne l’est pas.
Mais je n’eus le loisir ni de réfléchir ni d’interroger surtout, M. de Chalusse. En ce moment, je m’en sentais le courage… Je ne l’osai jamais par la suite.
Notre voiture gravissait alors au grand trot la rampe roide du chemin de fer de Lyon. Bientôt nous mîmes pied à terre dans la cour de la gare.
Là, j’eus la première notion exacte de la féerique puissance de l’argent, moi, pauvre fille élevée par la charité publique, moi qui, depuis trois ans, travaillais pour ma seule subsistance.
M. de Chalusse était attendu par ceux de ses gens qui devaient nous accompagner, ils avaient pensé à tout, ils avaient tout prévu.
Je n’avais pas eu le temps de regarder autour de moi que déjà nous étions sur le quai, devant un train prêt à partir. En