Le Rhin, Tome III. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome III - Victor Hugo


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d'une robe d'étain doré, ou un immense empereur romain de pierre dans toute la pompe du costume de Louis XIV, avec sa grande perruque, son ample manteau, son fauteuil, son estrade, sa crédence où est sa couronne, son dais à pentes découpées et à vastes draperies; colossale machine qui figure une gravure d'Audran complétement reproduite en ronde-bosse dans un monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des enseignes d'auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides fléchissent dans toutes les postures de la rage, de la douleur et de la fatigue. Celles-ci courbent la tête, celles-là se retournent à demi; quelques-unes posent sur leurs hanches leurs deux mains crispées ou compriment leur poitrine gonflée prête à éclater; il y a des Hercules dédaigneux qui soutiennent une maison à six étages d'une seule épaule et montrent le poing aux gens; il y a de tristes Vulcains bossus qui s'aident de leurs genoux, ou de malheureuses sirènes dont la queue écaillée s'écrase affreusement entre les pierres de refend; il y a des Chimères exaspérées qui s'entre-mordent avec fureur; d'autres pleurent, d'autres rient d'un air amer, d'autres font aux passants des grimaces effroyables. J'ai remarqué que beaucoup de salles de cabaret, retentissantes du choc des verres, sont posées en surplomb sur des cariatides. Il paraît que c'est un goût des vieux bourgeois libres de Francfort de faire porter leurs ripailles par des statues souffrantes.

      Le plus horrible cauchemar qu'on puisse avoir à Francfort, ce n'est ni l'invasion des Russes, ni l'irruption des Français, ni la guerre européenne traversant le pays, ni les vieilles guerres civiles déchirant de nouveau les quatorze quartiers de la ville, ni le typhus, ni le choléra; c'est le réveil, le déchaînement et la vengeance des cariatides.

      Une des curiosités de Francfort, qui disparaîtra bientôt, j'en ai peur, c'est la boucherie. Elle occupe deux anciennes rues. Il est impossible de voir des maisons plus vieilles et plus noires se pencher sur un plus splendide amas de chair fraîche. Je ne sais quel air de jovialité gloutonne est empreint sur ces façades bizarrement ardoisées et sculptées, dont le rez-de-chaussée semble dévorer, comme une gueule profonde toute grande ouverte, d'innombrables quartiers de bœufs et de moutons. Les bouchers sanglants et les bouchères roses causent avec grâce sous des guirlandes de gigots. Un ruisseau rouge, dont deux fontaines jaillissantes modifient à peine la couleur, coule et fume au milieu de la rue. Au moment où j'y passais, elle était pleine de cris effrayants. D'inexorables garçons tueurs, à figures hérodiennes, y commettaient un massacre de cochons de lait. Les servantes, leur panier au bras, riaient à travers le vacarme. Il y a des émotions ridicules qu'il ne faut pas laisser voir; pourtant j'avoue que, si j'avais su que faire d'un pauvre petit cochon de lait qu'un boucher emportait devant moi par les deux pieds de derrière et qui ne criait pas, ignorant ce qu'on lui voulait et ne comprenant rien à la chose, je l'aurais acheté et sauvé. Une jolie petite fille de quatre ans, qui comme moi le considérait avec compassion, semblait m'y encourager du regard. Je n'ai pas fait ce que cet œil charmant me disait, j'ai désobéi à ce doux regard, et je me le reproche. – Une superbe et grandiose enseigne dorée, soutenue par une grille en potence, la plus belle et la plus riche du monde, composée de tous les emblèmes du corps des bouchers et surmontée de la couronne impériale, domine et complète cette magnifique écorcherie digne de Paris au moyen âge, devant laquelle, à coup sûr, se fussent ébahis Calatagirone au quinzième siècle et Rabelais au seizième.

      De l'écorcherie on débouche dans une place de grandeur médiocre, digne de la Flandre et qui mériterait d'être célébrée et admirée, même après le Vieux-Marché de Bruxelles. C'est une de ces places-trapèzes autour desquelles tous les styles et tous les caprices de l'architecture bourgeoise au moyen âge et à la renaissance se dressent représentés par des maisons modèles où, selon l'époque et le goût, l'ornementation a tout employé avec un à-propos prodigieux, l'ardoise comme la pierre, le plomb comme le bois. Chaque devanture a sa valeur à part et concourt en même temps à la composition et à l'harmonie générale de la place. A Francfort comme à Bruxelles, deux ou trois maisons neuves, de l'aspect le plus bête et qui ont l'air de deux ou trois imbéciles dans une assemblée de gens d'esprit, gâtent l'ensemble de la place et rehaussent la beauté des vieux édifices voisins. Une merveilleuse masure du quinzième siècle, composée, je ne sais pour quel usage, d'une nef d'église et d'un beffroi d'hôtel de ville, remplit de sa superbe et élégante silhouette un des côtés du trapèze. Vers le milieu de la place, à des endroits quelconques que n'a évidemment désignés aucune symétrie, ont germé, comme deux buissons vivaces, deux fontaines, l'une de la renaissance, l'autre du dix-huitième siècle. Sur ces deux fontaines se rencontrent et s'affrontent, par un hasard singulier, debout chacune au sommet de sa colonne, Minerve et Judith, la virago homérique et la virago biblique, l'une avec la tête de Méduse, l'autre avec la tête d'Holopherne.

      Judith, belle, hautaine et charmante, entourée de quatre Renommées-Sirènes qui soufflent à ses pieds dans des trompettes, est une héroïque fille de la renaissance. Elle n'a plus la tête d'Holopherne qu'elle élevait de la main gauche, mais elle tient encore l'épée de sa main droite, et sa robe chassée par le vent se relève au-dessus de son genou de marbre et découvre sa jambe fine et ferme avec le pli le plus fier qu'on puisse voir.

      Quelques explicateurs prétendent que cette statue représente la Justice, et qu'elle tenait à la main, non la tête d'Holopherne, mais une balance. Je n'en crois rien. Une Justice qui tiendrait la balance de la main gauche et l'épée de la main droite serait l'Injustice. D'ailleurs la Justice n'a le droit d'être ni si jolie ni si retroussée.

      Vis-à-vis de cette figure s'élèvent, avec leur cadran noir et leurs cinq graves fenêtres de hauteur inégale, les trois pignons juxtaposés du Rœmer.

      C'est dans le Rœmer qu'on élisait les empereurs; c'est dans cette place qu'on les proclamait.

      C'est aussi dans cette place que se tenaient et que se tiennent encore les deux fameuses foires de Francfort: la foire de septembre, instituée en 1240 par lettre de haut-conduit de Frédéric II; et la foire de Pâques, établie en 1330 par Louis de Bavière. Les foires ont survécu aux empereurs et à l'empire.

      Je suis entré dans le Rœmer.

      Après avoir erré, sans rencontrer personne, dans une grande salle basse et torte, voûtée en ogive et encombrée des baraques de la foire, puis dans un large escalier à rampe Louis XIII, tapissé de mauvais tableaux sans cadres, puis dans une foule de corridors et de degrés obscurs, à force de frapper à toutes les portes, j'ai fini par trouver une servante qui, sur ce mot: Kaisersaal, a pris une clef à un clou dans sa cuisine et m'a conduit à la Salle des Empereurs.

      La brave fille souriante m'a fait passer d'abord par la Salle des Electeurs, qui sert aujourd'hui, je crois, aux séances du haut-sénat de la ville de Francfort. C'est là que les électeurs ou leurs délégués déclaraient entre eux l'empereur roi des Romains. Sur un fauteuil entre les deux fenêtres, l'archevêque de Mayence présidait. Puis venaient par ordre, assis autour d'une immense table couverte en cuir fauve, chacun au-dessous de son blason peint au plafond, à la droite de l'archevêque de Mayence, Trèves, Bohême et Saxe; à sa gauche, Cologne, le Palatinat, Brandebourg; en face de lui, Brunswick et Bavière. Le passant éprouve l'impression que produisent les choses simples qui contiennent de grandes choses, lorsqu'il voit et qu'il touche le cuir roux et poudreux de cette table où l'on faisait l'empereur d'Allemagne. Du reste, à part la table qu'on a transportée dans une salle voisine, la Salle des Electeurs est aujourd'hui dans l'état où elle était au dix-septième siècle. Les neuf blasons au plafond encadrant une mauvaise fresque, une tenture de damas rouge, des appliques-candélabres en cuivre argenté figurant des Renommées, une grande glace à baguettes contournées, en face de laquelle on a mis pour pendant, au siècle dernier, un portrait en pied de Joseph II; au-dessus de la porte, un trumeau, un portrait de ce dernier des petits-fils de Charlemagne, qui mourut en 910 au moment de régner et que les Allemands appellent l'Enfant. Rien de plus. – L'ensemble est austère, sérieux, tranquille, et fait plus songer que regarder.

      Après la Salle des Electeurs, j'ai vu la Salle des Empereurs.

      Au quatorzième siècle, les marchands lombards qui ont laissé leur nom au Rœmer et qui y tenaient boutique eurent idée de faire entourer la grande salle de niches, afin d'y étaler leurs marchandises. Un architecte, dont le nom s'est perdu, mesura le pourtour de la salle


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