Le Rhin, Tome III. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome III - Victor Hugo


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vint, ce fut d'installer dans les niches développées autour de la halle impériale les portraits de tous les césars allemands élus et couronnés depuis l'extinction de la race de Charlemagne, en réservant aux césars futurs les niches vacantes. Seulement, depuis Conrad Ier, en 911, jusqu'à Ferdinand Ier, en 1556, trente-six empereurs avaient déjà été sacrés à Aix-la-Chapelle. En y joignant le nouveau roi des Romains, il ne restait plus que huit niches vides pour l'avenir. C'était bien peu. La chose fut pourtant exécutée, et l'on se promit d'agrandir la salle quand besoin serait. Les cases se meublaient peu à peu, à quatre empereurs environ par siècle. En 1764, quand Joseph II monta sur le trône impérial sacro-césaréen, il ne restait plus qu'une place vide. On songea de nouveau sérieusement à allonger le Kaisersaal et à ajouter de nouvelles cases aux compartiments préparés cinq siècles auparavant par l'architecte des marchands lombards. En 1794, François II, le quarante-cinquième roi des Romains, vint occuper la quarante-cinquième case. C'était la dernière niche, ce fut le dernier empereur. La salle remplie, l'empire germanique s'écroula.

      Cet architecte inconnu, c'était la destinée; cette salle mystérieuse aux quarante-cinq cellules, c'est l'histoire même d'Allemagne, qui, la race de Charlemagne éteinte, ne devait plus contenir que quarante-cinq empereurs.

      Là, en effet, dans cette salle oblongue, vaste, froide, presque obscure, encombrée à l'un de ses angles de meubles de rebut, parmi lesquels j'ai vu la table de cuir des électeurs; à peine éclairée à son extrémité orientale par les cinq étroites fenêtres inégales qui pyramident dans le sens du pignon extérieur; entre quatre hautes murailles chargées de fresques effacées, sous une voûte en bois à nervures jadis dorées, seuls dans une espèce de pénombre qui ressemble au commencement de l'oubli, tous grossièrement peints et figurés en bustes d'airain dont le piédouche porte les deux dates qui ouvrent et ferment chaque règne, les uns coiffés de lauriers comme des césars romains, les autres fleuronnés du diadème germanique, là, s'entre-regardent silencieusement, chacun dans sa sombre ogive, les trois Conrad, les sept Henri, les quatre Othon, l'unique Lothaire, les quatre Frédéric, l'unique Philippe, les deux Rodolphe, l'unique Adolphe, les deux Albert, l'unique Louis, les quatre Charles, l'unique Wenceslas, l'unique Robert, l'unique Sigismond, les deux Maximilien, les trois Ferdinand, l'unique Mathias, les deux Léopold, les deux Joseph, les deux François, les quarante-cinq fantômes qui, pendant neuf siècles, de 911 à 1806, ont traversé l'histoire du monde, l'épée de saint Pierre dans une main et le globe de Charlemagne dans l'autre.

      A l'extrémité opposée aux cinq fenêtres, près de la voûte, noircit et s'écaille une peinture médiocre qui représente le Jugement de Salomon.

      Quand les électeurs avaient enfin désigné l'empereur, le sénat de Francfort se réunissait dans celle salle; les bourgeois, divisés en quatorze sections, selon les quatorze quartiers de la ville, se rassemblaient au dehors dans la place. Alors les cinq fenêtres du Kaisersaal s'ouvraient faisant face au peuple. La grande fenêtre, celle du milieu, était surmontée d'un dais et restait vide. A la moyenne fenêtre de droite, ornée d'un balcon de fer noir où j'ai remarqué la route de Mayence, l'empereur apparaissait, seul, en grand costume, la couronne en tête. A sa droite il avait, réunis dans la petite fenêtre, les trois électeurs-archevêques de Mayence, de Trêves et de Cologne. Aux deux autres fenêtres, à gauche de la grande fenêtre vide, se tenaient, dans la moyenne, Bohême, Bavière et le palatin du Rhin; dans la petite, Saxe, Brunswick et Brandebourg. Dans la place, devant la façade du Rœmer, au milieu d'un vaste carré vide entouré de gardes, il y avait un grand monceau d'avoine, une urne pleine de monnaies d'or et d'argent, une table portant un lavoir d'argent et un bocal de vermeil, et une autre table chargée d'un bœuf rôti tout entier. Au moment où paraissait l'empereur, les trompettes et les cymbales éclataient, et l'archimaréchal du saint-empire, l'archichancelier, l'archiéchanson, l'architrésorier et l'architranchant entraient en cortége dans la place. Au milieu des acclamations et des fanfares, l'archimaréchal, à cheval, montait dans le tas d'avoine jusqu'à la sangle de la selle et y remplissait une mesure d'argent; l'archichancelier prenait le lavoir sur la table; l'archiéchanson remplissait de vin et d'eau le bocal de vermeil; l'architrésorier puisait des monnaies dans l'urne et les jetait au peuple à pleines mains; l'architranchant coupait un morceau du bœuf rôti. En ce moment-là surgissait le grand-référendaire de l'empire, qui proclamait à haute voix le nouveau césar et lisait la formule du serment. Quand il avait fini, le sénat dans la salle et les bourgeois dans la place répondaient gravement: Oui. Pendant la prestation du serment, le nouvel empereur, déjà formidable, ôtait la couronne et tenait le glaive.

      De 1564 à 1794, cette place aujourd'hui ignorée, cette salle aujourd'hui déserte, ont vu neuf fois cette cérémonie majestueuse.

      Les grandes charges de l'empire, étant héréditairement acquises aux électeurs, étaient remplies par des délégués. Au moyen âge, les monarchies secondaires tenaient à insigne honneur et à bonne politique d'occuper les grands offices des deux empires qui avaient remplacé l'empire romain. Chaque prince gravitait vers le centre impérial le plus voisin de lui. Le roi de Bohême était archiéchanson de l'empire d'Allemagne; le doge de Venise était protospataire de l'empire d'Orient.

      Après la proclamation au Rœmer venait le couronnement à la collégiale.

      J'ai suivi le cérémonial. En sortant du Kaisersaal, je suis allé à l'église.

      L'église collégiale de Francfort, dédiée à saint Barthélémy, se compose d'une double nef-croisée du quatorzième siècle, surmontée d'une belle tour du quinzième, malheureusement inachevée. L'église et la tour sont en beau grès rouge noirci et rouillé par les années. L'intérieur seul est badigeonné.

      Encore ici une église belge. Des murs blancs; pas de vitraux; un riche mobilier d'autels sculptés, de tombes coloriées, de tableaux et de bas-reliefs. Dans les nefs, de sévères chevaliers de marbre, des évêques moustachus du temps de Gustave-Adolphe qui ont des têtes de lansquenets, d'admirables clochetons de pierre évidés et fouillés par les fées, de magnifiques luminaires de cuivre qui rappellent la lampe de l'alchimiste Gérard Dow, un Christ au tombeau peint au quatorzième siècle, une Vierge au lit de mort, sculptée au quinzième. Dans le chœur, de curieuses fresques, horribles avec saint Barthélémy, charmantes avec la Madeleine; une rude et sauvage boiserie menuisée vers 1400; boiseries et fresques données par le chevalier d'Ingelheim, qui s'est fait peindre à genoux dans un coin et qui portait d'or aux chevrons de gueules. Sur les murailles, une collection complète de ces morions fantasques et de ces cimiers effrayants propres à la chevalerie germanique, accrochés à des clous comme les poêlons et les écumoires d'une batterie de cuisine. Près de la porte, une de ces énormes horloges qui sont une maison à deux étages, un livre à trois tomes, un poëme en vingt chants, un monde. En haut, sur un large fronton flamand, s'épanouit le cadran de la journée; en bas, au fond d'une espèce de caverne où se meuvent pêle-mêle dans les ténèbres une foule de gros fils qu'on prendrait pour des antennes d'insectes monstrueux, rayonne mystérieusement le cadran de l'année. Les heures tournent en haut, les saisons marchent en bas. Le soleil dans sa gloire de rayons dorés, la lune blanche et noire, les étoiles sur fond bleu, opèrent des évolutions compliquées, lesquelles déplacent à l'autre bout de l'horloge un système de petits tableaux où des écoliers patinent, où des vieillards se chauffent, où des paysans coupent le blé, où des bergères cueillent des fleurs. Des maximes et des sentences un peu dévernies reluisent dans le ciel à la clarté des étoiles un peu dédorées. Chaque fois que l'aiguille atteint un chiffre, des portes s'ouvrent et se ferment sur le fronton de l'horloge, et des jaquemarts armés de marteaux, sortant ou rentrant brusquement, frappent l'heure sur le timbre en exécutant des pyrrhiques bizarres. Tout cela vit, palpite et gronde dans la muraille même de l'église, avec le bruit que ferait un cachalot enfermé dans la grosse tonne de Heidelberg.

      Cette collégiale possède un admirable Crucifiement de Van Dyck. Albert Durer et Rubens y ont chacun un tableau, un Christ sur les genoux de la Vierge. Le sujet est le même en apparence; les deux tableaux sont bien différents. Rubens a posé sur les genoux de la divine mère un Jésus enfant, Albert Durer y a jeté un Christ crucifié. Rien n'égale la grâce du premier tableau, si ce n'est l'angoisse du second. Chacun des deux peintres a suivi son génie. Rubens a choisi


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