Correspondance, 1812-1876 — Tome 5. Жорж Санд
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A M. GUILLEMAT, LIBRAIRE, A LA CHÂTRE10
Nohant, 11 juin 1861
Monsieur, Je suis vivement touchée de la lettre collective qui m'a été écrite au nom de plusieurs artisans et commerçants de la Châtre; je vous prie de leur en exprimer ma reconnaissance et de leur dire que je n'oublierai jamais notre bon pays et les sympathies que j'y ai rencontrées. Elles me payent largement des petites persécutions qui m'ont été suscitées en d'autres temps et que j'aurais rencontrées partout ailleurs; car le monde ne comprend pas toujours que l'humanité n'est qu'une seule et même famille, et il faudra encore du temps pour que l'on sache où est le bonheur.
Il serait dans la sainte fraternité et son jour viendra, les poètes n'en peuvent pas douter; car c'est le pressentiment qui les fait vivre.
Nous traversons, en attendant, une époque de civilisation où le travail est anobli dans l'opinion des honnêtes gens et où beaucoup de souffrances et de fatigues ne font rien perdre à l'homme de son indépendance et de sa dignité, quand il sait les comprendre.
Plusieurs comprennent: patience avec ceux qui ne comprennent pas!
Je ne m'absente que pour peu de temps, j'espère; mais, de loin ou de près, croyez bien, messieurs, que mon coeur restera avec vous et que votre belle et bonne lettre sera un de mes plus doux souvenirs.
Recevez-en mes remerciements avec l'expression de mon dévouement sincère.
GEORGE SAND.
DLIX
A MAURICE SAND, A GUILLERY
Palaiseau, 18 juin 1801.
Mon Bouli, J'ai reçu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, à l'heure qu'il est, tu es encore à Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera à Guillery, d'où il me tarde bien d'avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton va-t-il être étonné de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui ne veut pas que sa mère respire trop fort à côté de lui! Ce sera de quoi le corriger; car il faudra bien qu'il prenne son parti de ce vacarme.
On dit dans les journaux qu'il pleut à verse dans toute la France, si bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps à Guillery. Mais pourtant le baromètre remonte.
Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et si bien appropriée à tous mes besoins, je suis si bien installée et outillée pour écrire, que je ne m'impatiente pas d'y rester. Hier, il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite rivière. La rivière est trouble en ce moment, mais le pays est délicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs, propriétaires, franchement paysans et très gentils à la rencontre. Ils vous disent bonjour comme à Gargilesse.
Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jeté au milieu des champs de blé, et ce champ de rosés embaume à un quart de lieue à la ronde. Je ne sais pas si ce pays serait à ton goût; moi, il me plaît énormément. Il est rustique au possible, ce qui ne i'empêche pas d'avoir un grand style, à cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses.
Jusqu'ici, je ne sais rien de ma dépense, il faut quelques semaines pour s'en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je n'ai jamais si bien mangé. Les fruits et les légumes, dont je vis principalement, sont d'un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce qu'on veut comme à Paris, poissons de mer, etc., en s'entendant avec les gens de l'endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque absolument de rien. Ce doit être aussi cher ou peu s'en faut qu'à Paris; mais Lucy me parait une grande économe: elle fait un plat pour quatre jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transformé, qu'on croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si cela dure, c'est merveilleux. Les nouveaux balais swepe vounelo11 comme disait le bon Cauvières12. On m'assure pourtant que ceux-ci dureront, parce qu'ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons bien.
Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je bige mille fois, et de mon Cocoton et de Guillery. Dis mes amitiés à ton père. Bonjour à Marie.
J'ai vu en esprit la délivrance des lérots13 et des poissons. Quelle noce! Ceux-là ne nous regrettent pas, Moi, je cherche un brochet pour nettoyer le petit nymphée, où les grenouilles frayent un peu trop. Je me suis payée hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de Chine pour mon eau. Il y a ici, dans le jardin, un criocère énorme et d'un rouge foncé; c'est un insecte magnifique et très abondant. Je l'appelle criocère au hasard.
DLX
A MADAME LINA SAND, A GUILLERY
Palaiseau, 29 juin 1864.
Chère fille, Je reçois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n'est donc pas le 27, c'est donc le 26 ton anniversaire? au moins ma lettre et mon petit cadeau te seront-ils parvenus le 27? Tout ça, c'est égal à présent, car tout a dû arriver, et tu sais que je n'ai pas oublié les vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot.
Comment! ce pauvre amour de Cocoton a été malade à ce point au moment du départ? J'ai peur qu'à Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous êtes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous la porte et qui, de mon temps déjà, soulevait les jupons. Ici, nous bravons les intempéries dans une maison excellente, épaisse, fermée et saine au possible. Mais ce mauvais temps est général. Nous avons vu le soleil deux ou trois fois depuis que je suis à Palaiseau. Toujours des giboulées, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne; des soirées si froides, que j'ai remis tous les habits d'hiver. C'est très bon pour marcher; tous les soirs après dîner, nous faisons au moins deux lieues à pied. Le pays est admirable, varié au possible: des prairies nivelées comme des tapis, des potagers splendides à perte de vue, avec des arbres fruitiers énormes; puis des collines, même assez escarpées; car, hier au soir, nous avons dû renoncer à grimper. Des bois charmants, des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont différentes en grandeur de celles de Nohant: de la géologie toute fracassée et tordue de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des grès, des sables fins, de la meulière; dans les fonds, deux mètres de terre végétale fine comme de la cendre, fertile comme l'Eldorado, et arrosée de sources à chaque pas. Aussi les paysans d'ici sont plus riches que les bourgeois de chez nous. Ils sont très bons et obligeants, et respectent trop la propriété pour qu'on sache ce que c'est que le vol.
Le pays, passé six heures du soir, est désert comme le Sahara. Une fois sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans rencontrer une âme ou un animal. Pas de Parisiens ni de flâneurs; même le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le soleil; le silence de Gargilesse. En somme, l'endroit me plaît beaucoup et c'est un isolement complet qui est très favorable au travail; aussi j'y pioche beaucoup et je m'y porte très bien.
L'habitation est loin de réaliser ton rêve de grottes, de parc et d'orangers. C'est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre, que je ne demande rien de plus. Quant à vous, je vous vois d'ici promenant Cocoton dans son carrosse à travers les myrtes et les lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir là; car vous y aurez vos aises, un beau climat, j'espère, et un bon médecin au besoin.
Dis à Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu'elle m'a dit ceci: «Buloz a lu le roman de Maurice14. Il le trouve très amusant, très bien fait, rempli de talent. Mais il en a très grand'peur. Il dit que, sans de grandes suppressions, il risque d'être arrêté dans la Revue des Deux-Mondes, comme l'a été Madame Bovary dans la Revue de Paris.»
J'ai
10
En réponse à une lettre collective des ouvriers de la Châtre, faisant leurs adieux à George Sand, qui allait quitter Nohant, pour s'établir à Palaiseau (Seine-et-Oise).
11
Les nouveaux balais balayent bien.
12
Docteur médecin à Marseille.
13
Genre de petits écureuils que Maurice Sand avait apprivoisés et qui vivaient en cage dans la salle à manger de Nohant, à côté d'un aquarium peuplé de tanches, de vérons et d'épinoches.
14
Raoul de la Chastre.