Les mystères du peuple, Tome V. Эжен Сю
Читать онлайн книгу.contre moi… se rebellerait peut-être sans la terreur que je lui inspire… Et… mais, cet homme! quel est cet homme? – s'écria Brunehaut en s'interrompant. Et se levant brusquement, elle indiqua du geste Loysik, qui, debout au seuil de la porte donnant sur l'escalier tournant pratiqué dans l'épaisseur de la muraille, soulevait d'une main le rideau qui l'avait jusqu'alors tenu caché aux yeux de la reine et du maire du palais de Bourgogne. Warnachaire fit quelques pas à l'encontre du vieil ermite-laboureur qui s'avançait lentement et dit: – Moine, comment te trouves-tu là? Ton audace est grande de t'introduire dans l'appartement de la reine… Qui es-tu?
– Je suis le supérieur du monastère de la vallée de Charolles.
– Tu mens, – dit Brunehaut, – j'ai envoyé l'un de mes chambellans à cette abbaye pour s'assurer de la personne de ce Loysik.
– Votre chambellan, – reprit le moine d'une voix moins assurée, – votre chambellan, ainsi que l'archidiacre et vos hommes de guerre, sont à cette heure prisonniers dans le monastère.
Venir annoncer soi-même, supérieur de la communauté, une nouvelle non moins improbable qu'offensante pour l'orgueil despotique de Brunehaut, venir l'annoncer à cette femme implacable, et s'exposer ainsi à une mort certaine, cela parut tellement exorbitant à la reine qu'elle n'y crut pas; elle haussa les épaules d'un air de pitié dédaigneuse et dit au maire du palais: – Duk… ce vieillard est fou… Mais comment ce mendiant s'est-il introduit ici?
D'autres circonstances devaient bientôt augmenter la créance de Brunehaut à l'insanité de la raison du moine. Loysik avait continué de s'avancer lentement vers la reine; mais malgré cette fermeté d'âme, dont il avait donné tant de preuves durant sa longue vie, à mesure qu'il s'approchait de cette femme épouvantable, il perdit peu à peu son assurance, son esprit se troubla, ses lèvres se refusèrent à la parole, il sentit ses genoux vaciller, il fut obligé de s'arrêter et de s'appuyer un instant sur une console d'ivoire à sa portée; cette émotion profonde, insurmontable était encore moins causée par l'horreur qu'inspirait la reine au vieux moine, que par la conscience de la terrible position où il se trouvait; peu lui importait la vie, il en avait fait le sacrifice en se rendant chez Brunehaut; mais il voulait sauver ses frères de la vallée d'un horrible désastre, quel que fût l'héroïsme de leur résistance; et quoiqu'il eût une ferme confiance dans le moyen qu'il espérait employer pour arriver à ses fins, son trouble lui faisait momentanément perdre le fil de ses idées; la tête penchée sur sa poitrine il tâchait, déplorant sa faiblesse, de raffermir ses esprits, de relier ses pensées… En réfléchissant ainsi, son regard s'arrêta par hasard sur le médaillier que soutenait la console d'ivoire où il s'appuyait. La grande médaille de bronze attira d'autant plus facilement les yeux du moine, que celle-là seule était de ce métal, au milieu d'autres effigies en or et argent. D'abord Loysik la contempla machinalement, puis peu à peu attiré malgré lui par un intérêt indéfinissable, il se baissa, observa de plus près l'empreinte, et lut une inscription placée au-dessous de visage auguste qui semblait saillir du bronze… Le vieillard tressaillit, éprouva une impression soudaine, extraordinaire, mélangée d'enthousiasme, de stupeur et d'espoir; le trouble de son esprit cessa, il se sentit rassuré, reconforté, comme s'il eût trouvé un appui aussi inattendu que puissant; il voyait enfin quelque chose de providentiel dans ce rapprochement formidable: —L'image de Victoria, dans le palais de Brunehaut. – Oui, cette médaille, c'était celle de la mère des camps; au-dessous de son effigie on lisait: Victoria empereur.
Loysik s'était courbé, afin de contempler de plus près les traits de l'héroïne gauloise; lorsqu'il l'eut reconnue il fléchit un genou, et levant ses deux mains vers l'image auguste, il murmura:
– O Victoria… sainte guerrière de la Gaule! ta présence en cet horrible lieu raffermit mon esprit et mon espoir; il me semble qu'elle me donnera la force de sauver la descendance de Scanvoch, ce fidèle soldat que tu appelais ton frère, et qui fut un de mes aïeux!.. Oui, je le sauverai lui et tous nos frères de cette vallée, où ta mémoire auguste est encore glorifiée.
Brunehaut et Warnachaire, stupéfaits de l'étrangeté de ce vieillard, qui n'avait d'ailleurs rien d'offensif, tantôt le suivaient des yeux, tantôt se regardaient en silence durant le peu d'instants qui suffirent à Loysik pour reconnaître l'effigie de Victoria. La reine, de plus en plus convaincue que ce moine était fou, perdit patience, frappa du pied et s'écria:
– Duk, appelle mes pages, qu'ils chassent d'ici à coups de houssine ce vieux fou qui se dit abbé du monastère de Charolles, et qui vient s'agenouiller devant mes médailles antiques, en leur adressant je ne sais quelles invocations insensées; mais je ferai rudement châtier ceux qui ont laissé ce vagabond s'introduire ici.
Brunehaut parlait encore lorsqu'un de ses pages entra par la porte de la grande salle, et après avoir fléchi le genou lui dit:
– Glorieuse reine… un messager arrive à l'instant de l'armée, il est porteur de lettres urgentes pour le seigneur Warnachaire.
– Cela est important, duk, va recevoir ce messager, reviens promptement m'instruire des nouvelles qu'il apporte. – Puis s'adressant au page et lui montrant Loysik qui, le front haut, le regard ferme, s'avançait vers elle: – Va chercher quelques-uns de tes compagnons et chasse d'ici, à coups de houssine, ce vieux moine fou; la perte de sa raison lui épargne un autre châtiment. – La reine se levant alors se dirigea vers sa chambre à coucher, disant au maire du palais: – Warnachaire, reviens au plus tôt m'instruire des nouvelles apportées par le messager.
– Je vais, madame, le recevoir à l'instant; mais ce fou…
– Cela regarde mes pages… Allons, aux houssines… aux houssines!
Le maire du palais sortit; au moment où la porte se trouvait ainsi ouverte, le page, sans quitter la salle, appela plusieurs de ses compagnons rassemblés dans la pièce voisine. Loysik voyant la reine, sans s'occuper plus de lui que l'on ne s'occupe d'un insensé, rentrer dans sa chambre, Loysik courut vers Brunehaut, et lui présentant un parchemin qu'il venait de tirer de sa robe, il lui dit d'une voix forte: – Je ne suis pas fou… Cette charte du feu roi Clotaire Ier vous prouvera que je suis le supérieur du monastère de Charolles, où votre chambellan et ses soldats sont à cette heure, je vous le répète, retenus prisonniers par mon ordre.
– Loysik! – s'écria l'un des jeunes pages qui venaient d'accourir à la voix de leur compagnon, – le frère Loysik ici?
– Quoi! ce moine! – s'écria Brunehaut stupéfaite, – c'est Loysik?.. l'abbé du monastère de Charolles?
– Oui, glorieuse reine!
– D'où le connais-tu?
– On me l'a montré et nommé au dernier marché d'esclaves; il achetait des captifs pour les affranchir; ce matin je l'ai vu traverser une des cours du palais en compagnie du juif Samuel, que tout le monde connaît à Châlons.
Brunehaut fit signe aux pages de sortir, et après un instant de réflexion, s'adressant à l'un d'eux: – Va dire à l'ami Pog de se rendre dans sa cave avec ses garçons; il allumera son brasier, ses lanternes et il attendra.
Le page s'inclina en pâlissant; mais avant de s'éloigner il jeta sur le vieillard un regard de commisération et d'épouvante. La reine, restée seule avec Loysik, marcha quelques instants silencieuse et d'un pas agité; puis elle dit à l'ermite laboureur d'une voix sourde et brève: – Donc, tu es Loysik, toi?
– Je suis Loysik, supérieur du monastère de Charolles.
– Et d'abord, comment as-tu pénétré ici?
– J'ai rencontré ce matin aux abords de ce château un marchand d'esclaves nommé Samuel; dernièrement encore je lui avais acheté plusieurs captifs: il m'a appris qu'il se rendait ici; sachant que l'on entrait difficilement dans ce palais, j'ai demandé à Samuel de l'accompagner; il a d'abord hésité, deux pièces d'or l'ont décidé.
– Ces juifs! Et comme les gardiens des portes avaient l'ordre d'introduire Samuel et des esclaves, tu as passé avec sa marchandise?
– C'est la