Les mystères du peuple, Tome V. Эжен Сю

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Les mystères du peuple, Tome V - Эжен Сю


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madame, que ne parliez-vous! je vous aurais épargné ma rhétorique.

      – Malheureusement Aimoin n'a pas exécuté mes ordres.

      – Quel serviteur!.. et pourquoi n'a-t-il pas obéi?

      – Je l'ignore encore; je le saurai aujourd'hui peut-être.

      – Du reste, il ne faut point nous hâter de penser mal de cet Aimoin. Une favorable occasion lui aura peut-être manqué; qui sait si vous n'allez pas le voir revenir seul avec le petit Sigebert! En cas contraire, une fois ici, à Châlons, dans ce château, il en sera, madame, ce qu'il vous plaira de Warnachaire… et croyez-moi, ces maires du palais! oh! ces maires du palais me semblent menaçants pour les royautés. Aussi, madame, les rois ne seront tranquilles sur leurs trônes que lorsqu'ils sauront se délivrer de ces dangereux rivaux toujours grandissants.

      – Je le sais, mais il faut du temps pour abattre leur puissance; ils ont rallié à eux tous ces seigneurs bénéficiers enrichis par la générosité royale! Oh! le temps! le temps! ah! que la vie est courte, lorsque l'on sent en soi vouloir, pouvoir et force! Ce temps qu'il me faut, c'est un long règne, je l'aurai; les tribus barbares, de l'autre côté du Rhin, ont répondu à mon appel; elles se joindront à mon armée. Grâce à ce renfort, les troupes de Clotaire II écrasées, il tombe en mon pouvoir! lui, Chrotechilde, lui… le fils de Frédégonde! Oh! la frapper dans son fils! puisque du fond de sa tombe elle brave ma haine! oh! faire lentement expirer le fils dans les tortures que je rêvais pour la mère! venger ainsi le meurtre de ma sœur Galeswinthe et de mon époux Sigebert! m'emparer des royaumes de Clotaire et régner seule sur la Gaule entière durant de longues années, car, malgré mes soixante ans passés, je me sens pleine de vie, de force et de volonté!..

      – Je vous l'ai souvent dit, madame, vous vivrez cent ans et plus.

      – Je le crois, je le sens; oui, je sens en moi un vouloir, une vitalité indomptables. Oh! régner! ambition des grandes âmes! régner comme régnaient les empereurs de Rome, mes modèles! Oui, je veux les imiter dans leur toute-puissance souveraine! compter par millions les instruments de mes volontés! d'un signe redouté faire obéir les multitudes! d'un geste pousser mes armées d'un bout à l'autre du monde! agrandir mes royaumes à l'infini! et dire: Ces contrées des plus voisines aux plus lointaines, c'est à moi! c'est à moi! Courber cent peuples divers sous un même joug! toutes ces forces éparses les concentrer dans ma main, ainsi que faisaient les empereurs de Rome… Dire je veux, et voir tant de populations différentes soumises à une loi unique, la mienne! dire je veux, et voir s'élever sur toute la Gaule ces merveilles de l'art, dont j'ai déjà couvert la Bourgogne; châteaux forts, palais splendides, basiliques aux nefs d'or, chaussées immenses, prodigieux monuments, qui diront aux siècles futurs le grand nom de Brunehaut! et pour arriver à de si grandes choses quelques scrupules m'arrêteraient! Voyons? ces enfants que j'énerve! ces hommes que je tue parce qu'ils me gênent! pourraient-ils accomplir ou seulement concevoir mes desseins gigantesques? de quel prix est la vie de ces obscures victimes? Leurs os seront poussière, leur nom oublié depuis des siècles, tandis que d'âge en âge mon nom continuera d'étonner le monde! Mes victimes! eh! s'il en est quelques-unes dont la mémoire survive, c'est qu'elles auront été frappées par Brunehaut! on les plaint… je les immortalise…

      – Voilà, madame, une raison que sauraient faire pieusement, pour votre salut, ces prêtres cupides et rusés qui vous assiégent de demandes de terres et d'argent!

      – Ne médis pas des prêtres, ils traînent mon char triomphal…

      – L'attelage, madame, est ruineux.

      – Pour qui? les dons que je leur fais afin qu'ils enseignent aux peuples à vénérer Brunehaut; ces dons m'appauvrissent-ils? n'est-ce pas le superflu de mon superflu? ne vais-je pas rétablir les impôts autrefois décrétés par les empereurs, et remplir ainsi incessamment mes coffres? Les peuples crieront! ils m'appelleront la Romaine! Peu m'importe, si mon fisc atteint à la fois les plus pauvres et les plus riches! et puis que veux-tu, Chrotechilde? Il est du devoir d'une grande reine de payer royalement ceux qui l'amusent… quand ils l'amusent.

      – Que trouvez-vous donc, madame, de divertissant chez ces mendiants hypocrites?

      – Tiens… prends cette clef, ouvre ce coffret qui est sur la table, et cherches-y un parchemin noué d'un ruban pourpre.

      – Le voici.

      – Baise-le.

      – Allons, madame, vous voulez rire.

      – Baise ce parchemin, te dis-je, femme de peu de foi; il est écrit de la main d'un pape… d'un pape vivant, du pieux Grégoire, en un mot.

      – Je comprends, mais je ne baiserai point le parchemin, madame, s'il vous plaît… Ainsi le pieux Grégoire, détenteur des clefs du paradis, vous promet de vous ouvrir toutes grandes les portes du séjour éternel?

      – N'est-ce pas justice? ne les ai-je pas assez richement dorées les clefs de leur paradis?.. Ah! tu me demandes ce que je trouve d'amusant chez ces prêtres que je rémunère royalement? lis tout haut ce que contient ce parchemin; je me sens en gaieté aujourd'hui… Allons, lis.

      – Madame, voici: «Grégoire, à Brunehaut, reine des Franks. – La manière dont vous gouvernez le royaume et l'éducation de votre fils attestent les vertus de votre excellence…» Chrotechilde ne put continuer; elle poussa un éclat de rire diabolique en regardant Brunehaut qui fit chorus d'hilarité avec sa confidente; celle-ci reprit se contenant à peine: – Par ma foi, madame, vous avez raison, lire de telles choses écrites de la main du pape, le pieux Grégoire, c'est là un divertissement que l'on ne saurait payer trop cher… Je continue, nous en étions, je crois, madame, à vos vertus…

      – Nous en étions à mes vertus…

      – Donc je reprends: «… L'éducation que vous donnez à votre fils atteste les vertus de votre excellence, vertus que l'on doit louer et qui sont agréables à Dieu; vous ne vous êtes point contentée de laisser intacte à votre fils la gloire des choses temporelles, vous lui avez aussi amassé les biens de la vie éternelle, en jetant dans son âme les germes de la vraie foi avec une pieuse sollicitude maternelle[J].»

      Et les deux vieilles de rire de nouveau, de rire tant et tant, ces deux monstres, que les larmes leur vinrent aux yeux, après quoi Brunehaut dit à sa confidente: – Va, Chrotechilde… je me suis fait lire souvent les comédies satiriques des Romains… jamais celles de Plaute et de Térence ne vaudront celles que jouent chaque jour devant moi ces odieux hypocrites pour gagner les richesses dont je les comble.

      – C'est la vérité, madame, ce sont de fières comédies que les leurs; ils mettent Dieu en scène!

      – Et quelle scène! le ciel, le paradis, l'enfer, l'éternité… Ah! comédie, te dis-je, comédie! royale comédie!..

      À cette nouvelle saillie de la reine, les deux vieilles recommencèrent de rire aux éclats; mais soudain cette hilarité fut interrompue par le bruit de cris joyeux et enfantins, partant de la chambre voisine; presque au même instant les trois frères de Sigebert, alors en voyage, entrèrent suivis de leurs gouvernantes et coururent entourer leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune de ces arrière-petits-fils de Brunehaut, avait dix ans, Corbe neuf ans, Mérovée, le dernier, six ans; nées d'un père presque épuisé avant son adolescence par la précocité des excès de toutes sortes où sa grand'mère Brunehaut l'avait plongé par une infernale prévoyance, ces trois petites créatures, délicates, frêles, étiolées déjà, faisaient peine à voir; leur gaieté même attristait; au lieu d'être rondes, fermes et roses, leurs joues creuses, d'une pâleur maladive, semblaient rendre plus grands encore leurs yeux caves et cernés; leur longue chevelure, symbole de la royauté franque, tombait fine et rare sur leurs épaules; ils portaient de petites dalmatiques d'étoffes d'or ou d'argent. La gouvernante, après avoir respectueusement fléchi le genou à l'entrée de la salle, se tint auprès de la porte, tandis que les enfants entouraient leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune, se tenait debout auprès d'elle; Corbe et Mérovée, les deux plus petits, avaient grimpé sur ses genoux, tandis qu'elle


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