Les mystères du peuple, Tome V. Эжен Сю
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– Oui.
– Il lui a arraché toutes les plumes, et elle criait… et elle criait…
– Et vous de rire… et de rire… démons!..
– Oui, grand'mère; seulement à la fin notre petit frère Mérovée a pleuré!
– Tant il riait, ce garçonnet?
– Oh! non, moi j'ai pleuré, parce qu'à la fin l'oiseau était tout saignant.
– Alors, moi j'ai dit à mon frère Mérovée: Tu n'as donc pas de courage, que le sang te fait peur? Et quand nous irons à la bataille, cela te fera donc pleurer, de voir le sang couler? N'est-ce pas, Childebert, que j'ai dit cela?
– C'est vrai, grand'mère; et moi, pendant que Corbe parlait ainsi à Mérovée, j'ai pris un couteau et j'ai coupé le cou à la colombe… Ah! c'est que je n'ai pas peur du sang, moi; et quand j'aurai l'âge, j'irai à la guerre, n'est-ce pas, grand'mère?
– Ah! mes enfants, vous ne savez pas ce que vous désirez! On peut bien, voyez-vous, chers petits, s'amuser à couper le cou à des colombes, sans pour cela se croire obligé d'aller un jour à la guerre. Figurez-vous donc que la guerre, mes enfants, c'est chevaucher jour et nuit, souffrir de la faim, du chaud, du froid, coucher sous la tente, et qui plus est, risquer de se faire tuer ou blesser, ce qui cause une grande douleur; ne vaut-il pas mieux, chers enfants, se promener tranquillement en char ou en litière? coucher dans un lit douillet? manger des friandises tout son soûl? s'amuser tant que la journée dure? satisfaire aux moindres fantaisies qui nous viennent? Dites, n'est-ce point préférable aux vilaines fatigues de la guerre? Le sang des races royales est trop précieux pour l'exposer ainsi, mes jolis roitelets; vous avez vos leudes pour combattre l'ennemi à la bataille, vos serviteurs pour tuer les gens qui vous déplaisent ou vous offensent, vos prêtres pour vous faire obéir de vos peuples et vous absoudre de vos crimes, si vous en commettez. Vous n'avez donc qu'à vous amuser, qu'à jouir des délices de la vie, heureux enfants, sans autre souci que de dire: Je veux. Comprenez-vous bien mes paroles, chers petits? Dis, Childebert, toi l'aîné de vous trois? toi un garçon déjà raisonnable?
– Oh! oui, grand'mère, moi je ne suis pas plus soucieux qu'un autre d'aller à la guerre attraper de bons coups, je préfère m'amuser et faire ce qui me plaît; mais alors, pourquoi donc notre frère Sigebert s'en est-il allé à cheval, suivi de guerriers, en compagnie du duk Warnachaire?
– Votre frère est maladif, mes enfants; les médecins m'ont conseillé de lui faire entreprendre, pour le bien de sa santé, un long voyage…
– Et reviendra-t-il bientôt?
– Peut-être demain… peut-être aujourd'hui.
– Oh! tant mieux, grand'mère, tant mieux, sa place ne restera pas vide dans notre chambre, il nous manque…
– Ne vous réjouissez pas trop quant à cela, chers roitelets; désormais Sigebert aura sa chambre à part… Oh! c'est que c'est déjà un petit homme, lui!
– Il n'a pourtant qu'un an de plus que moi.
– Oh! oh! mais dans un an tu seras aussi un homme, toi, mon petit Childebert, – répondit Brunehaut en échangeant avec Chrotechilde un épouvantable regard, – alors, comme ton frère, tu auras ta chambre à part et… et tout ce qui s'en suit; n'est-ce pas, Chrotechilde?
– Certainement, madame… il ne faut point faire de jaloux.
– Qu'est-ce que j'aurai donc, grand'mère, de plus que ma chambre à part?
– Eh! mais, tes chambellans, tes écuyers, tes serviteurs, tes esclaves, tous gens soumis à tes caprices, comme les chiens à la houssine.
– Oh! que je voudrais donc être plus vieux d'un an!
– Et moi aussi, je te voudrais voir plus vieux d'un an… et Corbe aussi, et toi aussi, petit Mérovée, je voudrais vous voir tous de l'âge de Sigebert.
– Patience, madame, – dit Chrotechilde en échangeant de nouveau un regard diabolique avec Brunehaut, – patience, cela viendra… Mais quel est ce bruit dans la grande salle… De nombreux pas approchent… si c'était le seigneur Warnachaire…
Chrotechilde ne se trompait pas, c'était en effet le maire du palais de Bourgogne, accompagné de Sigebert; cet enfant, à peine âgé de onze ans, était comme ses frères chétif et pâle; cependant l'animation du voyage, la joie de revoir ses frères coloraient légèrement son doux visage, car, ainsi que l'avait dit Chrotechilde à Brunehaut, ce pauvre enfant, malgré les exécrables conseils de sa bisaïeule, conservait jusqu'alors un caractère angélique; il courut dès qu'il entra embrasser la vieille reine, puis il répondit aux caresses et aux questions empressées de ses frères qui l'entouraient; à chacun d'eux il remit de petits présents rapportés de son voyage et renfermés dans un coffret qu'il avait voulu prendre des mains d'un des serviteurs de sa suite, afin d'offrir plus tôt à ses frères ces témoignages de son souvenir. Chrotechilde, s'approchant alors de la reine, lui dit tout bas: – Madame… si vous m'en croyez, gardons les deux esclaves jusqu'à ce soir; d'ici là nous aviserons…
– Oui, c'est le meilleur parti à prendre, – répondit Brunehaut; et s'adressant à l'enfant: – Va te reposer… tu raconteras ton voyage à tes petits frères; j'ai à causer avec le duk Warnachaire…
Chrotechilde emmena les enfants, la reine resta seule avec le maire du palais de Bourgogne, homme de grande taille, d'une figure froide, impénétrable et résolue; il portait une riche armure d'acier rehaussée d'or à la mode romaine; sa large épée pendait à son côté, son long poignard à sa ceinture. Brunehaut, après avoir attaché longtemps son noir et profond regard sur Warnachaire, toujours impassible, lui fit signe de s'asseoir auprès de la table, s'y assit elle-même, et lui dit: – Quelles nouvelles?
– Bonnes… et mauvaises, madame…
– Les mauvaises d'abord.
– La trahison des duks Arnolfe et Pépin, ainsi que la défection de plusieurs autres grands seigneurs d'Austrasie, n'est plus douteuse; ils se sont rendus au camp de Clotaire II avec leurs hommes.
– Depuis longtemps je soupçonnais cette trahison. Ah! seigneurs enrichis, rendus si puissants par la générosité des rois, vous poussez à ce point l'ingratitude! Soit; je préfère la franche guerre à la guerre sourde; les domaines, terres saliques ou bénéfices de ces traîtres, retourneront à mon fisc. Continue…
– Clotaire II a levé son camp d'Andernach, et il est entré au cœur de l'Austrasie. Sommé de respecter les royaumes de ses neveux, dont vous avez, madame, la tutelle, il a répondu qu'il s'en remettrait au jugement des grands d'Austrasie et de Bourgogne.
– Le fils de Frédégonde espère soulever contre moi les peuples et les seigneurs de mes royaumes; il se trompe; des exemples prompts, prochains, terribles, épouvanteront les traîtres… tous les traîtres, entends-tu, Warnachaire?
– Oui, madame.
– Tous les traîtres, quel que soit leur rang, leur puissance, quel que soit le masque dont ils se couvrent, entends-tu, Warnachaire? maire du palais de Bourgogne…
– J'entends, madame… J'entends même ce que vous ne me dites pas…
– Tu lis dans ma pensée?
– Oui, vous me croyez un traître… Vous me soupçonnez surtout depuis votre récent retour de Worms?
– Je soupçonne toujours…
– Votre soupçon, madame, s'est changé en certitude; vous avez écrit à Aimoin, un homme à vous, de me poignarder.
– Je ne fais poignarder… que mes ennemis…
– Je suis donc pour vous un ennemi, madame? Voici les morceaux de la lettre écrite de votre main à Aimoin pour lui ordonner de me tuer[K].
Et le duk déposa sur la table plusieurs morceaux de parchemins déchirés; la reine regarda le maire du palais