Germinie Lacerteux. Edmond de Goncourt

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Germinie Lacerteux - Edmond de Goncourt


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y lut une dénonciation révolutionnaire.

      Quelque temps après, son frère était arrêté et enfermé à l'hôtel Talaru avec les autres fermiers généraux. Sa mère, prise de terreur, avait vendu follement, pour le prix des glaces, l'hôtel du Petit-Charolais où il logeait: payée en assignats, elle était morte de désespoir devant la baisse croissante du papier. Heureusement, M. de Varandeuil obtenait des acquéreurs, qui ne trouvaient pas à louer, la permission d'habiter les chambres servant autrefois aux gens d'écurie. Il se réfugiait là, sur les derrières de l'hôtel, dépouillait son nom, affichait à la porte, selon qu'il était ordonné, son nom patronymique de Roulot, sous lequel il enterrait le de Varandeuil et l'ancien courtisan du comte d'Artois. Il y vécut solitaire, effacé, enfoui, cachant sa tête, ne sortant pas, rasé dans son trou, sans domestique, servi par sa fille et lui laissant tout faire. La Terreur se passa pour eux dans l'attente, le tressaillement, l'émotion suspendue de la mort. Tous les soirs, la petite allait écouter par une lucarne grillée les condamnations du jour, la Liste des gagnants à la loterie de sainte Guillotine. À chaque coup frappé à la porte, elle allait ouvrir, en croyant qu'on venait prendre son père pour le mener sur la place de la Révolution, où son oncle avait été déjà mené. Vint le moment où l'argent, l'argent si rare, ne donna plus le pain: il fallut l'enlever presque de force à la porte des boulangers; il fallut le conquérir par des heures passées dans le froid et le vif des nuits, dans la presse et l'écrasement des foules, faire queue dès trois heures du matin. Le père ne se souciait pas de se risquer dans cet amas de peuple. Il avait peur d'être reconnu, de se compromettre avec une de ces foucades qui auraient échappé n'importe où à la fougue de son caractère. Puis il reculait devant l'ennui et la dureté de la corvée. Le petit garçon était encore trop petit, on l'eût écrasé: ce fut à la fille que revint la charge de gagner chaque jour le pain des trois bouches. Elle le gagna. Son petit corps maigre perdu dans un grand gilet de tricot à son père, un bonnet de coton enfoncé jusqu'aux yeux, les membres serrés pour retenir un reste de chaleur, elle attendait en grelottant, les yeux meurtris de froid, au milieu des bousculades et des poussées, jusqu'au moment où la boulangère de la rue des Francs-Bourgeois lui mettait dans les mains un pain que ses petits doigts, raides d'onglée, avaient peine à saisir. À la fin, cette pauvre petite fille qui revenait tous les jours, avec sa figure de souffrance et sa maigreur qui tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la bonté d'un cœur de peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la longue queue, elle lui envoyait par son garçon le pain qu'elle venait chercher. Mais un jour, comme la petite allait le prendre, une femme jalouse du passe-droit et de la préférence donnait à l'enfant un coup de sabot qui la retint près d'un mois au lit: Mlle de Varandeuil en porta la marque toute sa vie.

      Pendant ce mois, la famille fût morte de faim, sans une provision de riz qu'avait eue la bonne idée de faire une de leurs connaissances, la comtesse d'Auteuil, et qu'elle voulut bien partager avec le père et les deux enfants.

      M. de Varandeuil se sauvait ainsi du Tribunal révolutionnaire, par l'obscurité d'une vie enterrée. Il y échappait encore par les comptes de sa place qu'il devait rendre, et qu'il avait eu le bonheur de faire ajourner et remettre de mois en mois. Puis aussi, il repoussait la suspicion par des animosités personnelles contre de grands personnages de la cour, par des haines que beaucoup de serviteurs de princes avaient puisées auprès des frères du Roi contre la Reine. Toutes les fois qu'il avait eu occasion de parler de la malheureuse femme, il avait eu des paroles violentes, amères, injurieuses, d'un accent si passionné et si sincère qu'elles lui avaient presque donné l'apparence d'un ennemi de la royauté; en sorte que ceux pour lesquels il n'était que le citoyen Roulot le regardaient comme un patriote, et que ceux qui le connaissaient sous son ancien nom, l'excusaient presque d'avoir été ce qu'il avait été: un noble, l'ami d'un prince du sang, et un homme en place.

      La République en était aux soupers patriotiques, à ces repas de toute une rue dans la rue, dont Mlle de Varandeuil, dans ses souvenirs brouillés qui mêlaient leurs terreurs, voyait les tables rue Pavée, le pied dans le ruisseau de sang de Septembre sorti de la Force! Ce fut un de ces soupers que M. de Varandeuil eut une invention qui acheva de lui assurer la vie sauve. Il raconta à deux de ses voisins de table, chauds patriotes, dont l'un était lié avec Chaumette, qu'il se trouvait dans un grand embarras, que sa fille n'avait été qu'ondoyée, qu'elle manquait d'état civil, qu'il serait bien heureux si Chaumette voulait la faire inscrire sur les registres de la municipalité et l'honorer d'un nom choisi par lui dans le calendrier républicain de la Grèce ou de Rome. Chaumette fixait bientôt un rendez-vous à ce père qui était «si bien à la hauteur,» comme on disait alors. Séance tenante, on faisait entrer Mlle de Varandeuil dans un cabinet où elle trouvait deux matrones chargées de s'assurer de son sexe, et auxquelles elle montrait sa poitrine. On la ramenait alors dans la grande salle des Déclarations, et là, après une allocution métaphorique, Chaumette la baptisait Sempronie; un nom que l'habitude devait conserver à Mlle de Varandeuil et qu'elle ne quitta plus.

      Un peu couverte et rassurée par là, la famille traversa les terribles jours qui précédèrent la chute de Robespierre. Enfin arrivait le 9 Thermidor et la délivrance. Mais la pauvreté restait grande et pressante au logis. On n'avait vécu tout ce dur temps de la Révolution, on n'allait vivre tout le misérable temps du Directoire qu'avec une ressource bien inattendue, un argent de Providence envoyé par la Folie. Les deux enfants et le père n'avaient guère subsisté qu'avec le revenu de quatre actions du Vaudeville, un placement que M. de Varandeuil avait eu l'inspiration de faire en 1791 et qui se trouva être la meilleure affaire de ces années de mort où l'on avait besoin d'oublier la mort tous les soirs, de ces jours suprêmes où chacun voulait rire de son dernier rire à la dernière chanson. Bientôt ces actions, se joignant au recouvrement de quelques créances, donnèrent mieux que du pain à la famille. La famille sortait alors des combles de l'hôtel du Petit-Charolais et prenait un petit appartement dans le Marais, rue du Chaume.

      Du reste, rien n'était changé aux habitudes de l'intérieur. La fille continuait à servir son père et son frère. M. de Varandeuil s'était peu à peu accoutumé à ne plus voir en elle que la femme de son costume et de l'ouvrage qu'elle faisait. Les yeux du père ne voulaient plus reconnaître une fille sous l'habit et les basses occupations de cette servante. Ce n'était plus quelqu'un de son sang, quelqu'un qui avait l'honneur de lui appartenir: c'était une domestique qu'il avait là sous la main; et son égoïsme se fortifiait si bien dans cette dureté et cette idée, il trouvait tant de commodités à ce service filial, affectueux, respectueux, et ne coûtant rien, qu'il eut toutes les peines du monde y renoncer plus tard, quand un peu plus d'argent fit retour à la maison: il fallut des batailles pour lui faire prendre une bonne qui remplaçât son enfant et épargnât à la jeune fille les travaux les plus humiliants de la domesticité.

      On était sans nouvelles de Mme de Varandeuil, qui s'était refusée venir retrouver son mari à Paris pendant les premières années de la Révolution; bientôt l'on apprenait qu'elle s'était remariée en Allemagne, en produisant comme l'acte de décès de son mari l'acte de décès de son beau-frère guillotiné, dont le prénom avait été changé. La jeune fille grandit donc, abandonnée, sans caresses, sans autre mère qu'une femme morte à tous les siens et dont son père lui enseignait le mépris. Son enfance s'était passée dans une anxiété de tous les instants, dans les privations qui rognent la vie, dans la fatigue d'un travail épuisant ses forces d'enfant malingre, dans une attente de la mort qui devenait à la fin une impatience de mourir: il y avait eu des heures où la tentation était venue à cette fille de treize ans de faire comme des femmes de ce temps, d'ouvrir la porte de l'hôtel et de crier dans la rue: Vive le Roi! pour en finir. Sa jeunesse continuait son enfance avec des ennuis moins tragiques. Elle avait à subir les violences d'humeur, les exigences, les âpretés, les tempêtes de son père, un peu matées et contenues jusque-là par le grand orage du temps. Elle restait vouée aux fatigues et aux humiliations d'une servante. Elle demeurait comprimée et rabaissée, isolée auprès de son père, écartée de ses bras, de ses baisers, le cœur gros et douloureux de vouloir aimer et de n'avoir rien à aimer. Elle commençait à souffrir du vide et du froid que fait autour d'une femme une jeunesse qui n'attire pas et ne séduit pas, une jeunesse déshéritée de beauté et de grâce sympathique. Elle se voyait inspirer une espèce de commisération


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