Germinie Lacerteux. Edmond de Goncourt
Читать онлайн книгу.elle ne put obtenir de lui une petite pension pour sa toilette qu'à l'âge de trente-cinq ans.
Que de tristesses, que d'amertumes, que de solitude pour elle, dans cette vie avec ce vieillard morose, aigri, toujours grondant et bougonnant au logis, n'ayant d'amabilité que pour le monde, et qui la laissait tous les soirs pour aller dans les maisons rouvertes sous le Directoire et au commencement de l'Empire! À peine s'il la sortait de loin en loin, et quand il la sortait, c'était toujours pour la mener cet éternel Vaudeville où il avait des loges. Encore sa fille avait-elle une terreur de ces sorties. Elle tremblait tout le temps qu'elle était avec lui; elle avait peur de son caractère si violent, du ton que ses colères avaient gardé de l'ancien régime, de sa facilité à lever sa canne sur l'insolence de la canaille. Presque chaque fois, c'étaient des scènes avec le contrôleur, des prises de langue avec des gens du parterre, des menaces de coups de poing qu'elle arrêtait en faisant tomber dessus la grille de la loge. Cela continuait dans la rue, jusque dans le fiacre, avec le cocher qui ne voulait pas rouler pour le prix de M. de Varandeuil, le laissait attendre une heure, deux heures, sans marcher, parfois d'impatience dételait et le laissait dans la voiture avec sa fille qui le suppliait vainement de céder et de payer.
Jugeant que ces plaisirs devaient suffire à Sempronie, jaloux d'ailleurs de l'avoir toute à lui et toujours sous la main, M. de Varandeuil ne la laissait se lier avec personne. Il ne l'emmenait pas dans le monde; il ne la menait chez leurs parents revenus de l'émigration qu'aux jours de réception officielle et d'assemblée de famille. Il la tenait liée à la maison: ce fut seulement à quarante ans qu'il la jugea assez grande personne pour lui donner la permission de sortir seule. Ainsi nulle amitié, nulle relation pour soutenir la jeune fille: elle n'avait plus même à côté d'elle son jeune frère parti pour les États-Unis et engagé au service de la marine américaine.
Le mariage lui était défendu par son père, qui n'admettait pas qu'elle eût seulement l'idée de se marier, de l'abandonner: tous les partis qui auraient pu se présenter, il les combattait et les repoussait d'avance, de façon à ne pas même laisser à sa fille le courage de lui parler, si jamais une occasion s'offrait à elle.
Cependant nos victoires étaient en train de déménager l'Italie. Les chefs-d'œuvre de Rome, de Florence, de Venise, se pressaient à Paris. L'art italien effaçait tout. Les collectionneurs ne s'honoraient plus que de tableaux de l'école italienne. L'occasion d'une fortune apparut là, dans ce mouvement de goût, à M. de Varandeuil. Lui aussi avait été pris de ce dilettantisme artistique qui fut une des délicates passions de la noblesse avant la Révolution. Il avait vécu dans la société des artistes, des curieux; il aimait les tableaux. Il songea à rassembler une galerie d'italiens et à la vendre. Paris était encore plein des ventes et des dispersions d'objets d'art faites par la Terreur. M. de Varandeuil se mit à battre le pavé,—c'était alors le marché des grandes toiles,—et à chaque pas il trouva; chaque jour, il acheta. Bientôt le petit appartement s'encombra, à ne pas laisser la place aux meubles, de vieux tableaux noirs si grands pour la plupart qu'ils ne pouvaient tenir aux murs avec leurs cadres. Tout cela était baptisé Raphaël, Vinci, André del Sarte; ce n'étaient que chefs-d'œuvre devant lesquels le père tenait souvent sa fille pendant des heures, lui imposait ses admirations, la lassait de ses extases. Il montait d'épithètes en épithètes, se grisait, délirait, finissait par croire qu'il était en marché avec un acheteur idéal, débattait le prix du chef-d'œuvre, criait:—Cent mille livres, mon Rosso! oui, monsieur, cent mille livres!… Sa fille, effrayée de tout l'argent que ces grandes vilaines choses, où étaient de grands affreux hommes tout nus, prenaient au ménage, essayait des représentations, voulait arrêter cette ruine: M. de Varandeuil s'emportait, s'indignait en homme honteux de trouver si peu de goût dans son sang, lui disait que plus tard ce serait sa fortune, qu'elle verrait s'il était un imbécile. À la fin, elle le décidait réaliser. La vente eut lieu: ce fut un désastre, un des plus grands écroulements d'illusions qu'ait vus la salle vitrée de l'hôtel Bullion. Blessé à fond, furieux de cet échec qui n'était pas seulement une perte d'argent, un accroc à sa petite fortune, mais une défaite du connaisseur, un soufflet donné à ses connaissances sur la joue de ses Raphaël, M. de Varandeuil déclara à sa fille qu'ils étaient désormais trop pauvres pour rester à Paris et qu'il fallait aller vivre en province. Élevée et bercée par un siècle qui formait peu les femmes l'amour de la campagne, Mlle de Varandeuil essaya vainement de combattre la résolution de son père: elle fut obligée de le suivre où il voulait aller et de perdre, en quittant Paris, la société, l'amitié de deux jeunes parentes auxquelles, dans de trop rares entrevues, elle s'était demi ouverte et dont elle avait senti le cœur venir à elle comme à une sœur aînée.
C'était à l'Isle-Adam que M. de Varandeuil louait une petite maison. Il se trouvait là près d'anciens souvenirs, dans l'air d'une ancienne petite cour, à proximité de deux ou trois châteaux qui commençaient à se repeupler et dont il connaissait les maîtres. Puis sur cette terre des Conti était venu s'établir, depuis la Révolution, un petit monde de gros bourgeois, de commerçants enrichis. Le nom de M. de Varandeuil sonnait haut à l'oreille de tous ces braves gens. On le saluait très-bas, on se disputait l'honneur de l'avoir, on écoutait respectueusement, presque religieusement, les histoires qu'il contait de l'ancienne société. Et flatté, caressé, honoré comme un reste de Versailles, il avait le haut bout et la place d'un seigneur dans ce monde. Quand il dînait chez Mme Mutel, une ancienne boulangère, riche de quarante mille livres de rentes, la maîtresse de maison se levait de table, en robe de soie, pour aller frire elle-même les salsifis: M. de Varandeuil ne les aimait que de sa façon. Mais ce qui avait décidé avant tout la retraite de M. de Varandeuil à l'Isle-Adam, ce n'étaient point ces agréments, c'était un projet. Il y était venu chercher le loisir d'un grand travail. Ce qu'il n'avait pu faire pour l'honneur et la gloire de l'art italien par sa collection, il voulait le faire par l'histoire. Il avait appris un peu d'italien avec sa femme; il se mit en tête de donner la Vie des peintres de Vasari au public français, de la traduire en se faisant aider par sa fille qui, toute petite, avait entendu parler italien à la femme de chambre de sa mère et retenu quelques mots. Il enfonça la jeune fille dans Vasari, enferma son temps et sa pensée dans les grammaires, les dictionnaires, les commentateurs, tous les scholiastes de l'art italien, la tint voûtée sur l'ingrat travail, sur l'ennui et la fatigue de traduire des mots à tâtons. Tout le livre retomba sur elle; quand il lui avait taillé sa besogne, la laissant en tête à tête avec les volumes reliés en vélin blanc, il partait se promener, rendait des visites aux environs, allait jouer dans un château ou dîner chez les bourgeois de sa connaissance, auxquels il se plaignait pathétiquement de l'effort et du labeur que lui coûtait l'énorme entreprise de sa traduction. Il rentrait, écoutait la lecture du morceau traduit, faisait ses observations, ses critiques, dérangeait une phrase pour y mettre un contre-sens que sa fille ôtait quand il était parti; puis il reprenait sa promenade, ses courses, comme un homme qui a bien gagné sa journée, portant haut, marchant, son chapeau sous le bras, en fins escarpins, jouissant de lui-même, du ciel, des arbres, du Dieu de Rousseau, doux la nature et tendre aux plantes. De temps en temps des impatiences d'enfant et de vieillard le prenaient: il voulait tant de pages pour le lendemain, et il forçait sa fille à veiller une partie de la nuit.
Deux ou trois ans se passèrent dans ce travail, où finirent par s'abîmer les yeux de Sempronie. Elle vivait ensevelie dans le Vasari de son père, plus seule que jamais, éloignée par une native répugnance hautaine des bourgeoises de l'Isle-Adam et de leurs façons à la Mme Angot, trop misérablement vêtue pour aller dans les châteaux. Point de plaisir, point d'amusement pour elle qui ne fût traversé et tourmenté par les singularités et les taquineries de son père. Il arrachait les fleurs qu'elle plantait en cachette dans le jardinet. Il n'y voulait que des légumes et les cultivait lui-même en débitant de grandes théories utilitaires, des arguments qui auraient pu servir à la Convention pour convertir les Tuileries en champ de pommes de terre. Tout ce qu'elle avait de bon, c'était de loin en loin une semaine pendant laquelle son père lui accordait la permission de recevoir une de ses deux jeunes amies, une semaine qui aurait été huit jours de paradis pour Sempronie, si son père n'en avait empoisonné les joies, les distractions, les fêtes, avec ses manies toujours menaçantes, ses humeurs toujours armées, des difficultés à propos d'un rien, d'un flacon d'eau de Cologne que Sempronie demandait pour