Germinie Lacerteux. Edmond de Goncourt

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Germinie Lacerteux - Edmond de Goncourt


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cette liaison un enfant était né que le père, dans le cynisme de son insouciance, avait l'impudeur de faire élever sous les yeux de sa fille. Avec les années, cette bonne avait pris pied dans la maison. Elle finissait par gouverner l'intérieur, le père et la fille. Un jour arriva où M. de Varandeuil voulut la faire asseoir à sa table, et la faire servir par Sempronie. C'en était trop, Mlle de Varandeuil se révolta sous l'outrage et se redressa de toute la hauteur de son indignation. Sourdement, silencieusement, dans le malheur, l'isolement, la dureté des choses et des gens autour d'elle, la jeune fille s'était formée une âme droite et forte; les larmes l'avaient trempée au lieu de l'amollir. Sous la docilité et l'humilité filiales, sous l'obéissance passive, sous une douceur apparente, elle cachait un caractère de fer, une volonté d'homme, un de ces cœurs que rien ne plie et qui ne fléchissent pas. À la bassesse que son père exigeait d'elle, elle se releva sa fille, ramassa toute sa vie, lui en jeta, en un flot de paroles, la honte et le reproche à la face, et finit en lui disant que si cette femme ne sortait pas de la maison le soir même, ce serait elle qui en sortirait, et que, Dieu merci! elle ne serait pas embarrassée de vivre n'importe où, avec les goûts simples qu'il lui avait donnés. Le père, stupéfait et tout abasourdi de la révolte, cédait et renvoyait la domestique, mais il gardait à sa fille une lâche rancune du sacrifice qu'elle lui avait arraché. Son ressentiment se trahissait en mots aigres, en paroles agressives, en remerciements ironiques, en sourires d'amertume. Sempronie le soignait mieux, plus doucement, plus patiemment, pour toute vengeance. Une dernière épreuve attendait son dévouement; le vieillard était frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui laissait tout un côté du corps raidi et mort, une jambe boiteuse, l'intelligence endormie avec la conscience vivante de son malheur et de sa dépendance vis-à-vis de sa fille. Alors, tout ce qu'il y avait de mauvais au fond de lui s'exaspéra et se déchaîna. Il eut des férocités d'égoïsme. Sous le tourment de sa souffrance et de sa faiblesse, il devint une espèce de fou méchant. Mlle de Varandeuil voua ses jours et ses nuits à ce malade qui semblait lui en vouloir de ses attentions, être humilié de ses soins comme d'une générosité et d'un pardon, souffrir au fond de lui de voir toujours ses côtés, infatigable et prévenante, cette figure du Devoir. Quelle vie pourtant! Il fallait combattre l'incurable ennui du malheureux, être toujours à lui tenir compagnie, le promener, le soutenir toute la journée. Il fallait le faire jouer quand il était à la maison, et ne le faire ni trop perdre ni trop gagner. Il fallait se disputer avec ses envies, ses gourmandises, lui retirer les plats, essuyer pour tout ce qu'il voulait, des plaintes, des reproches, des injures, des larmes, des désespoirs furieux, les rages d'enfant colère qu'ont les vieux impotents. Et cela dura dix ans! dix ans, pendant lesquels Mlle de Varandeuil n'eut d'autre récréation et d'autre soulagement que de laisser aller les tendresses, les chaleurs d'une affection maternelle, sur une de ses deux jeunes amies et parentes nouvellement mariée, sa poule, comme elle l'appelait. Le bonheur de Mlle de Varandeuil fut d'aller tous les quinze jours passer un peu de temps dans l'heureux ménage. Elle embrassait dans son berceau le joli enfant que le sommeil embrassait déjà; elle dînait au pas de course; au dessert elle envoyait chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte d'un collégien en retard. Encore, aux dernières années de la vie de son père, n'eut-elle plus la permission du dîner: le vieillard n'autorisait plus une si longue absence et la retenait presque continuellement auprès de lui, en lui répétant qu'il savait bien que ce n'était pas amusant de garder un vieil infirme comme lui, mais qu'elle en serait bientôt débarrassée. Il mourait en 1818, et ne trouvait, avant de mourir, que ces mots pour dire adieu à celle qui avait été sa fille pendant quarante ans: «Va, je sais bien que tu ne m'as jamais aimé!»

      Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était revenu d'Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l'avait soigné et sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu'il avait eues de cette femme avant de l'épouser. Tout en ayant les idées de l'ancien régime sur les noirs, et quoiqu'elle regardât cette femme de couleur sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête, sa peau qui graissait son linge, absolument comme une singesse, Mlle de Varandeuil avait combattu l'horreur et la résistance de son père à recevoir sa bru; et c'était elle qui l'avait décidé, dans les derniers jours de sa vie, laisser son frère lui présenter sa femme. Son père mort, elle songea que ce ménage était tout ce qui lui restait de famille.

      M. de Varandeuil, auquel le comte d'Artois avait fait payer, à la rentrée des Bourbons, les arrérages de sa place, laissait à peu près dix mille livres de rentes à ses enfants. Le frère n'avait, avant cette succession, qu'une pension de quinze cents francs des États-Unis. Mlle de Varandeuil estima que cinq à six mille livres de rentes ne suffiraient pas à l'aisance de ce ménage où il y avait deux enfants, et tout de suite il lui vint la pensée de mettre là sa part de succession. Elle proposa cet apport le plus naturellement et le plus simplement du monde. Son frère accepta; et elle vint habiter avec lui un joli petit appartement du haut de la rue de Clichy, au quatrième d'une des premières maisons bâties sur le terrain, presque vague encore, où l'air de la campagne passait gaiement à travers l'ébauche des constructions blanches. Elle continua là sa vie modeste, ses toilettes humbles, ses habitudes d'épargne, contente de la plus mauvaise chambre de l'appartement et ne dépensant pour elle pas plus de dix-huit cents deux mille francs par an. Mais bientôt une sourde jalousie, lentement couvée, perçait chez la mulâtresse. Elle prenait ombrage de cette amitié du frère et de la sœur, qui semblait lui retirer son mari des bras. Elle souffrait de cette communion que faisaient entre eux la parole, l'esprit, le souvenir; elle souffrait de ces causeries auxquelles elle ne pouvait se mêler, de ce qu'elle entendait dans leurs voix sans le comprendre. Le sentiment de son infériorité lui mettait au cœur les colères et le feu des haines qui brûlent sous le tropique. Elle prit ses enfants pour se venger, les poussa, les excita, les aiguillonna contre sa belle-sœur. Elle les encouragea à en rire, à s'en moquer. Elle applaudit à cette mauvaise petite intelligence d'enfants chez qui l'observation commence par la méchanceté. Une fois lâchées, elle les laissa rire de tous les ridicules de leur tante, de son physique, de son nez, de ses toilettes dont la misère pourtant faisait leur élégance, toutes deux. Ainsi dressées et soutenues, les petites arrivèrent vite l'insolence. Mlle de Varandeuil avait la vivacité de sa bonté. Chez elle, la main appartenait, aussi bien que le cœur, au premier mouvement. Puis sur la manière d'élever les enfants, elle pensait comme son temps. Elle toléra bien sans rien dire deux ou trois impertinences, mais, à la quatrième, elle empoigna la rieuse et, lui troussant les jupes, elle lui donna, malgré ses douze ans, la plus belle fessée qu'elle eut jamais reçue. La mulâtresse jeta les hauts cris, dit à sa belle-sœur qu'elle avait toujours détesté ses enfants, qu'elle voulait les lui tuer. Le frère s'interposa entre les deux femmes et parvint à les rapatrier tant bien que mal. Mais il arriva de nouvelles scènes où les petites filles, enragées contre la femme qui faisait pleurer leur mère, torturèrent leur tante avec des raffinements d'enfants terribles mêlés à des cruautés de petites sauvagesses. Après plusieurs replâtrages, il fallut se séparer. Mlle de Varandeuil se décida à quitter son frère qu'elle voyait trop malheureux dans ce tiraillement journalier de ses plus chères affections. Elle le laissa à sa femme, à ses enfants. Cette séparation fut un des grands déchirements de sa vie. Elle qui était si forte contre l'émotion, si concentrée, et que l'on voyait mettre comme un orgueil souffrir, manqua faiblir quand il lui fallut quitter cet appartement où elle avait rêvé un peu de bonheur dans son petit coin à côté du bonheur des autres: ses dernières larmes lui montèrent aux yeux.

      Elle ne s'éloigna pas trop, pour être encore à la portée de son frère, le soigner s'il était malade, le voir, le rencontrer. Mais il lui restait un vide au cœur et dans la vie. Elle avait commencé à voir sa famille, depuis la mort de son père: elle s'en rapprocha, laissa revenir à elle les parents que la Restauration remettait en haute et puissante position, alla à ceux que le nouveau pouvoir laissait petits et pauvres. Mais surtout elle revint à sa chère poule et à une autre petite cousine, mariée elle aussi, et devenue la belle-sœur de la poule. Son existence alors, avec ses relations, se régla singulièrement. Jamais Mlle de Varandeuil n'allait dans le monde, en soirée, au spectacle. Il fallut l'éclatant succès de Mlle Rachel pour la décider à mettre les pieds dans un théâtre; encore ne s'y risqua-t-elle que deux fois. Jamais elle n'acceptait un grand dîner. Mais il y avait deux ou trois maisons où, comme


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