Autour de la table. George Sand

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Autour de la table - George Sand


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quand votre indignation s'apaisera, je reviendrai à vos prototypes classiques. Laissez-moi vous demander, quant à présent, pourquoi, dans une petite strophe de Hugo ou dans un court paragraphe de Michelet sur les bestioles ou les fleurettes des champs, j'oublie absolument si la poésie me fait un conte de fées ou si elle m'instruit dans la vraie philosophie de la nature. Ce que je sais, c'est qu'elle me charme et m'attendrit; c'est qu'elle me fait voir beaux et grands ces coins de paysage et ces divins petits êtres qui animent le ciel et les bois de leur vol et de leur chant; c'est qu'elle me fait aimer passionnément l'oeuvre divine dans la moindre de ses idées; que dis-je! c'est qu'elle m'insuffle, sans enseignement, une notion plus étendue et peut-être plus équitable du beau dans la nature que celle de mon éducation positive; c'est enfin qu'en me poétisant la créature, quelle qu'elle soit, l'imagination émue m'initie à une puissance, tandis qu'en classant la beauté des créatures par rapport à l'homme, le raisonnement critique me la retire.

      THÉODORE.—Et pourtant! comme tu disais tout à l'heure, M. Michelet s'égare continuellement à chercher d'assez puériles ressemblances entre ses oiseaux et le type de l'homme. En ceci, il va bien plus loin que M. Pictet.

      MOI.—Oui, c'est vrai; mais nous avons dit, autour de cette table: «Des écarts tant qu'on voudra, pourvu qu'il y ait de la conviction et de l'inspiration!»

      THÉODORE.—Vous voulez qu'un traité soit une affaire d'engouement et d'enthousiasme déréglé?

      JULIE.—Nous voulons, au contraire, que les traités soient bien raisonnables et bien froids, afin de ne pas les lire.

      MOI.—Je ne vais pas aussi loin que vous. J'aime les traités bien faits, et celui de M. Pictet est le meilleur que j'aie lu. M. Pictet est le professeur le plus ingénieux qu'il soit possible de désirer. Mais est-ce par nature d'artiste sobre et difficile, est-ce par devoir de la science qu'il traite, qu'il se défend ou semble se défendre de certaines admirations? Il y a peut-être bien un peu de l'un et de l'autre. Ainsi, en parlant de la statuaire, il dit, selon moi, une grande hérésie qui a dû lui coûter certainement: il affirme, à plusieurs reprises, que la statuaire grecque n'a jamais été dépassée, et moi, je sens qu'elle l'a été de cent coudées par Michel-Ange. Jamais, avant le Moïse et la chapelle des Médicis, la statuaire n'avait réalisé l'idée de la vie divine dans la vie humaine avec cette sublimité. Il y a, entre Michel-Ange et Phidias, la différence qui sépare l'idée chrétienne de l'idée païenne; et, par une puissance et une universalité de génie incomparables, Michel-Ange a résumé les deux idées, donnant à la forme toutes les splendeurs de la matière, et à l'idée tout l'éclat du rayonnement divin. Sur cette grande science, et sur cette large compréhension qui font le style du monarque de la statuaire, plane encore son individualité de penseur passionné; si bien que ses personnages sont l'expression des choses du ciel comme celle des choses de la terre, et encore celle de l'intelligence de Michel-Ange, à nulle autre pareille, à nulle autre comparable dans le domaine de son art.

      THÉODORE.—Mais où prends-tu que mon auteur n'apprécie pas Michel-Ange?

      MOI.—Il ne le nomme nulle part, et à propos de statuaire, dans son chapitre du Sublime, il cite un lion de Thorwaldsen. Ce lion, je ne le connais pas et n'en dis point de mal; mais le Moïse! N'était-ce pas l'occasion de dire qu'il est le prototype du sublime? J'ai peur que M. Pictet ne le range dans les aberrations du génie.

      THÉODORE.—Tu lui fais là un procès de tendance.

      MOI.—Alors, je m'arrête, et après avoir fraternisé avec votre satisfaction et votre admiration pour la partie du livre de M. Pictet qui exprime, traduit et critique l'histoire de l'esthétique et celle de l'art (chose bien difficile dans des bornes aussi restreintes que colles, d'un cours contenu dans un volume, et pourtant excellemment réussie), j'arrive à sa conclusion, qui peut-être satisfera mieux Julie que son exposition. «Émanée, comme un pur rayon, de l'intelligence suprême, l'idée de l'universalité du beau, dit M. Pictet, se révèle d'abord dans la nature; puis reflétée par l'art, qui la dégage des accidents de la matière, pour la ramener à sa pureté primitive, elle éclate, sous mille formes diverses, au sein de l'humanité.»

      —Attendez, dit Julie, voilà encore une définition, la définition de l'art et de sa mission. C'est bien dit, mais je proteste si, par accidents de la matière, M. Pictet entend, non-seulement les formes individuelles qui ne réalisent pas le type de l'espèce à laquelle l'être appartient, mais celles qui entrent en révolte contre le type général de beauté défini, préconçu et arrêté par les esthétiques. Dans ce cas-là, j'enverrais promener toute cette prétendue philosophie du beau, parce qu'elle condamnerait la grenouille à être laide de par la Vénus de Milo, et que la grenouille est aussi jolie dans son espèce que la plus grande déesse dans la sienne. Il y a dans ces règles d'esthétique des choses qui me paraissent dangereuses pour le progrès de l'art, et contre lesquelles les réalistes ont le droit de réclamer: c'est qu'en partant d'un prototype convenu pour déclarer inférieures toutes les autres idées divines, on pousse des générations d'élèves à faire de l'art grec à contre-sens et sans inspiration, et à dédaigner l'étude du vrai qui sert de base à tout sentiment du beau. On ne dira jamais rien de plus juste que ce vieil adage (de Platon, je crois), que le beau est la splendeur du vrai.

      LOUISE.—Moi, je suis de ton avis, chère fille: la laideur est une création humaine, et l'antithèse nécessaire qu'elle apporte dans nos conventions est inutile au procédé divin. Cette antithèse a été apportée dans notre monde par les tâtonnements de la liberté de l'homme. Condamné par ses instincts d'imitation à devenir créateur à son tour, l'homme n'arrive à la notion du beau et du bien qu'en commençant par gâter souvent l'oeuvre divine. Alors il essaye de choisir entre ce qu'il a fait de bon et ce qu'il a fait de mauvais, et, au temps où nous sommes, il se trompe encore à chaque instant et dans son oeuvre et dans son jugement. Dieu, lui, n'a rien fait qui ne soit bien fait et qui ne rentre dans l'harmonie générale. L'homme seul s'en écarte par ignorance et par vanité. N'a-t-il pas réussi à se faire laid lui-même? Lui, le chef-d'oeuvre de la création, il détruit, il avilit, il torture par tous les moyens son propre type. C'est lui, l'ingrat, qui a fait entrer la laideur dans son domaine et dans sa propre famille. Dès qu'il s'est vu affermi dans sa royauté sur le reste du monde organique, il s'est empressé de vivre en dehors des conditions naturelles. Ici trop de paresse physique et de nourriture matérielle, de là l'obésité et toutes ses disgrâces; là, trop de fatigue et de misère, c'est-à-dire la maigreur et l'étiolement. Et puis, en haut comme en bas de la belle échelle sociale inventée par lui, des excès de sentiment, d'intelligence ou de sensualité; des désordres de vice ou de vertu; des abus de jouissance et des abus d'austérité qui engendrent mille maladies et mille difformités inconnues aux animaux sauvages et aux plantes libres. De là la laideur qui se transmet à l'enfant dans le sein de sa mère, même après des générations exemptes de misère ou de vice. L'homme s'en prendra-t-il à Dieu de sa propre folie? Lui reprochera-t-il d'avoir donné à la tortue des pieds trop courts et à l'araignée des jambes trop longues, lui qui a réussi à introduire dans son propre type des ressemblances monstrueuses avec toutes sortes d'animaux?

      Vous avez d'autant plus raison, dis-je à la grand'mère que, pour être logique avec son principe qu'il y a du laid dans la création[1], M. Pictet pense rehausser le prix de la beauté en disant qu'elle est une magnificence gratuite de la nature et une superfluité généreuse du Créateur. Il en conclut que la laideur, chez l'homme, ne prouve rien contre l'excellence des individus. Cela est certain; mais il aurait peut-être dû nous dire qu'elle prouve beaucoup, qu'elle prouve tout, en tant que solidarité contre notre race insensée. Elle est un sceau, parfois indélébile, de quelque châtiment infligé à nos pères pour l'abus qu'ils firent sans doute de la beauté primitive départie à tous. Dieu, qui est bon parce qu'il est juste, ne permet pas que l'âme s'en ressente au point d'être enchaînée et rabaissée au niveau de sa forme disgraciée, mais elle souffre du poids de la laideur. L'intelligence en est attristée, si cette laideur est infligée à un être raisonnable et clairvoyant. Si, au contraire, elle est le partage d'un être vaniteux qui s'ignore et se croit beau, elle le condamne à un profond ridicule, et toute sa destinée sociale s'en ressent. Aimons donc beaucoup, estimons infiniment


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