Autour de la table. George Sand

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Autour de la table - George Sand


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que l'orgueil de certains juges littéraires était flatté des supplications et génuflexions qu'on leur adresse; et moi, il me semble qu'à leur place je serais mortellement offensée de ces platitudes. Je considérerais mon verdict comme une chose sacrée; et, trouvant en moi-même la dose d'indulgence nécessaire pour ne condamner qu'à bon escient d'une manière absolue, je jetterais à la porte quiconque viendrait me demander de faire plus que ma conscience ne peut et ne doit. Mais ceci est une digression; revenons à notre propos. Je me résume en vous disant que la critique, telle que je la rêve, n'existe guère, et je ne m'en prends pas tant aux hommes qui la font qu'au milieu où ils vivent, aux artistes auxquels ils ont affaire, et surtout à ce travers ambitieux de l'esprit humain qui domine le public de tous les temps, travers qui consiste à vouloir l'impossible, des créations à la fois inspirées et calmes, excitantes et mesurées, ardentes et tranquilles; des oeuvres enfin qui puissent satisfaire entièrement les enthousiastes et les flegmatiques. J'avoue que ceci me paraît la recherche de la pierre philosophale.

      THÉODORE.—Mais cet insatiable désir du mieux, cette soif de la perfection en toutes choses, ce besoin d'un idéal absolu, ne sont-ils pas les conditions sine qua non du progrès?

      JULIE.—La grand'mère voudrait faire marcher ces deux forces de l'esprit dans le même chemin: soif de l'idéal, amour et respect pour tout ce qui s'en rapproche.

      LOUISE.—Soit dans le passé, soit dans le présent, oui! Quant à l'avenir, c'est-à-dire au progrès, je voudrais que l'on y conduisît ceux qui le cherchent ardemment et sincèrement, comme on conduit par la main l'enfant ou le vieillard dont la marche est incertaine, avec douceur et patience, disant à l'enfant: «Espoir! tu marcheras encore mieux demain;» et au vieillard: «Courage! vous marchez presque aussi bien qu'hier…» Au lieu de cela, je vois qu'en général on gronde durement quand l'enfant tombe, et qu'on rit quand le vieillard trébuche. Les gens sévères comme toi, mon cher Théodore, ont bien des meurtres à se reprocher, et je ne vois pas ce que l'art peut gagner à tous ces coups de poignard qui blessent mortellement l'intelligence lorsqu'elle n'est pas défendue par une philosophie solide ou par un vaillant caractère.

      —Mais suis-je donc de ces assassins, s'écria le bon Théodore tout fâché. Ne puis-je dire ici mon opinion autour de la table sans froisser l'orgueil de ceux que je critique?

      —Que cela se chuchote autour de la table ou que cela soit crié sur les toits, c'est tout un, répondit Julie. On sort de chez soi tout empesé dans ce préjugé cruel qu'il ne faut rien passer à personne, et juger durement surtout ceux dont la tête dépasse la foule, et on sème le froid de la mort sur son passage. On glace l'inspiration chez ceux qui parlent, on étouffe la sympathie chez ceux qui écoutent, et chacun faisant, comme vous, la part du blâme plus large que celle de l'éloge, on arriverait bien vite à avoir un siècle de critique improductive, et un monde de jugeurs qui n'auraient plus rien à juger.

      LOUISE.—Tandis que l'oeuvre de la critique devrait être de pousser à la production et de semer la vie avec la confiance. Ainsi, voilà un grand esprit, M. Michelet, que tu condamnes lestement parce qu'il a quelquefois des élans vagues, des définitions obscures, des conclusions brusquées. Moi, si j'avais l'honneur de lui parler, je lui parlerais sans banale complaisance de coeur et sans vaniteuse irrévérence d'esprit.

      JULIE.—Voyons, voyons, grand'mère, comment lui parleriez-vous?

      LOUISE.—Je lui dirais: «Tous n'avez peut-être pas cédé assez ingénument au sentiment poétique et tendre qui vous a fait écrire ce livre de l'Oiseau. Vous avez cru devoir rattacher votre rêve inspiré à une théorie religieuse et philosophique; vous avez craint de n'avoir pas le droit de chanter pour chanter; vous vous êtes imposé une sorte de discussion. Eh bien! ces deux grandes facultés d'artiste et de philosophe qui sont en vous se sont fait ici un peu la guerre. De là quelques contradictions dans ce beau livre. Une suave vision de la réconciliation de l'homme avec les animaux gracieux et faibles, et un droit accordé à l'homme de proscrire et d'écraser d'autres créatures (d'autres oiseaux même) également faibles devant lui; un hardi plaidoyer en faveur de l'âme des bêtes, et une malédiction implacable sur un grand nombre de ces bêtes dont l'âme est peut-être tout aussi précieuse devant Dieu; d'ingénieux efforts de talent et de génie pour lever ce voile mystérieux qui couvre le sens littéral de la création, et de vagues ténèbres tout à coup répandues comme à dessein sur l'impénétrable secret de la Providence.

      »Mais ce que vous n'avez pu résoudre, quelque autre l'eût-il résolu mieux que vous? Non, je ne le pense pas. Il est des vérités naissantes dans l'esprit de l'homme qui doivent rester encore longtemps à l'état de lueurs indécises, et qui, pour se révéler, ont besoin d'un état social complètement nouveau; à plus forte raison, les rêves de sentiment, qui ont besoin de l'intervention divine pour se réaliser. Il est hors de doute pour nous tous qu'à l'apparition de notre race sur la terre, elle put vivre en bonne intelligence avec une grande partie des créatures d'un ordre inférieur qui l'avaient précédée dans le jardin de la nature, et que sa vie physique et morale fut complétée par la douceur de ses relations avec la plupart des animaux environnants. La nécessité d'amoindrir ou d'éloigner les espèces nuisibles lui apprit le meurtre, et l'habitude de faire bon marché de l'existence de ces êtres qui n'avaient pas le don de la parole pour protester amena le meurtre inutile, le mépris de la vie animale, l'extermination brutale et cruelle de milliers d'êtres inoffensifs, dont la grâce et la douceur attendrissent encore les femmes et les poëtes….

      »Poëte et femme (car vous avez été deux pour rêver ce livre), vous avez entrevu cet idéal d'un paradis ramené sur la terre par le progrès de l'homme, et marquant le bout de la chaîne des temps commencée au paradis de l'innocence irresponsable. Dans ce paradis futur, vous faites rentrer les animaux inoffensifs exclus si longtemps de notre société barbare, et victimes de nos habitudes sanguinaires. Ce rêve est bien permis; il est bon et beau, mais il repose sur la réalisation de conditions nouvelles dans notre existence; car de quel droit se nourrira-t-on de la chair des animaux domestiques, le jour où l'on reconnaîtra les droits de la fauvette et du rossignol?

      »Cette objection si simple vous est apparue d'avance au spectacle du grand combat auquel la création terrestre tout entière sert d'arène. Tous avez vu la plante dévorée par l'insecte, l'insecte par le petit oiseau et le petit oiseau par l'oiseau de proie. Vous avez constaté la nécessité fatale de cette alimentation de tous les êtres les uns par les autres, et, devant cette échelle de destruction universelle, vous avez trouvé l'ingénieuse et intéressante distinction de la mort et de la douleur. Vous avez absous celui qui tue, condamné celui qui fait souffrir; mais si vous permettez la discussion, n'y a-t-il pas quelque chose de bien arbitraire dans la condamnation des animaux prétendus cruels et dans le verdict d'acquittement de ceux qui ne sont que voraces? Qui donc prononcera sur le degré de férocité que leur a départi la nature et qui n'est qu'un résultat fatal de leur organisation? Cette douce et intelligente fauvette, ce poétique et divin rossignol détruisent des millions d'insectes et des papillons splendides, merveilles des nuits et des jours, vivantes pierreries que l'artiste, le savant et le poëte ne peuvent se lasser d'admirer, et qui sont, en somme, des créatures non moins innocentes que les autres.

      »Qui sera l'arbitre? L'homme seul, à qui le royaume de la terre a été donné; mais pour quelle fin? voici la grande question. Est-ce pour la modifier et l'arranger à son usage, pour les satisfactions de sa propre vie physique et morale? Ou bien est-ce pour y établir un système de justice et de compensation entre les différents êtres qui l'y ont précédé? Vous paraissez dire que c'est pour l'une et l'autre fin. Elles semblent cependant inconciliables, ces deux justices souveraines, l'une qui commande de protéger la société humaine contre les animaux pernicieux, petits ou grands, l'autre qui regarderait comme d'institution divine le soin de maintenir, par une sage prévoyance, l'équilibre entre les forces rivales de la création animée. Nous ne voyons nullement le moyen d'associer dans ce monde la loi de douceur et de tolérance, qui entraîne le respect de toute vie, avec la nécessité d'une terrible répression; et notez que le jour où la terre n'aura plus de cimes ou de déserts inaccessibles à l'homme, la répression sera forcément l'extermination totale d'un nombre immense de races animales.

      »Pour


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