Les cotillons célèbres. Emile Gaboriau

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Les cotillons célèbres - Emile Gaboriau


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là qu'il apprend à son successeur qu'un roi possède en toute propriété la vie et les biens de ses sujets, qu'il peut à son gré disposer de l'argent de sa cassette et de l'argent des impôts, et même de l'argent qu'il condescend à laisser en circulation dans le commerce.

      Morale étrange, inouïe, monstrueuse, qui fut cependant la morale de Louis XIV, et dont les articles soigneusement enregistrés devinrent comme le code des rois du droit divin!

      Mais qui pourrait se faire une idée de l'orgueil du grand roi? C'est lui qui disait un jour à un évêque:

      —«Soyez tranquille, monseigneur, nous vous saurons gré, Dieu et moi, de votre conduite.»

      Il nomme Dieu le premier, il est vrai, mais c'est pure politesse de sa part.

      Mazarin croyait découvrir, dans Louis XIV encore enfant «assez d'étoffe pour faire trois grands souverains et un honnête homme.» On ne saurait trop se défier des opinions de Mazarin, il se trompe souvent lorsqu'il ne cherche pas à tromper les autres, et ses théories sur l'art de régner sont au moins singulières. N'est-ce pas lui qui, faisant ouvertement profession de fourberie et de mensonge, disait, en parlant du jeune roi: «Il sait régner déjà, puisqu'il sait dissimuler[2].» Cet axiome fameux n'est pas tombé dans l'eau.

      Mazarin n'est pas étranger aux fautes de Louis XIV; il avait tenu son élève éloigné de toutes les affaires; il l'avait entouré de jeunes favoris chargés de le détourner de tout travail, de toute application sérieuse; tâche facile! L'habile ministre n'avait pas fait alors avec la maladie le compte de ses jours; il croyait avoir longtemps encore à vivre, et il cherchait à façonner un autre Louis XIII, qui lui permît de continuer le règne du grand Richelieu.

      En mourant, le cardinal laissa cependant un bel héritage à Louis XIV, non pas les quinze millions qui servirent à préparer la ruine du fastueux Fouquet, mais un trésor bien autrement précieux, Colbert.

      Colbert, voilà en effet l'homme des belles années de Louis XIV. Mais il ne comptait pas alors; on ne voyait en lui que l'instrument aveugle, le bras qui exécute. On ne voulait pas savoir qu'il était l'inspiration aussi. En cela consiste l'habileté suprême du grand ministre; il laissa à son maître l'honneur de toutes les grandes déterminations, et Louis XIV pouvait penser qu'à lui seul appartenait toute initiative.

      Aussi qu'advient-il le jour où le gouvernail échappe aux mains si fermes et si habiles de Colbert? Où donc va le vaisseau et quel est le pilote? Est-ce Louvois, si puissant pour le mal? est-ce l'incapable Phélippeaux, Barbezieux le débauché, ou Chamillard, qui gouvernent toutes voiles dehors vers l'abîme? Non, cette fois, c'est Louis XIV.

      L'ingratitude la plus noire paya Colbert de ses travaux; le roi se réjouit de perdre ce ministre qui, plus d'une fois, avait osé faire des représentations, et même, chose incroyable, résister en face.

      Aussi les remords et les regrets vinrent assaillir Colbert à son lit d'agonie. Il se mourait lorsqu'on lui apporta une lettre du roi; il refusa de la lire:

      —«Je ne veux plus, s'écria-t-il, entendre parler de cet homme; qu'il me laisse mourir en paix. Si j'avais fait pour Dieu la moitié de ce que j'ai fait pour lui, je serais sauvé dix fois; et maintenant, sais-je où je vais!...»

      Le peuple, ingrat, aveugle, imbécile, le peuple fit comme le roi, il se réjouit. Il vint danser sur la tombe de celui qui avait été son ami, son seul protecteur. Il reprochait à Colbert le prix de cette gloire qui faisait l'auréole et la popularité de Louis XIV; il l'appelait tyran, inventeur d'impôts. Pour sauver de la haine populaire la dépouille mortelle du ministre, il fallut l'enterrer de nuit.

      Il était mort de la pierre, et ce fut le sujet de plaisanteries infâmes, de vers injurieux. Entre mille, je copie cette épitaphe qui n'est pas la plus cruelle:

       Ici fut mis en sépulture

       Colbert, qui de douleur creva.

       De son corps on fit l'ouverture:

       Quatre pierres on y trouva,

       Dont son cœur était la plus dure.

      La fin de Louvois fut bien autrement terrible. Des courtisans le rencontrèrent un matin au sortir du conseil, il allait chancelant comme un homme ivre, l'œil hagard. On put recueillir les mots sans suite qui échappaient à son délire; il disait:

      —L'osera-t'il? non, il n'osera jamais... peut-être l'y contraindra-t-on....

      Moins de huit jours après, il fut pris d'un mal subit qui l'enleva avec la rapidité foudroyante d'une balle de pistolet. On cria au poison.

      Louis XIV, qui de ses fenêtres apercevait l'appartement où se mourait son ministre, prononça ces paroles caractéristiques:

      —«Cette année m'a été heureuse; elle m'a débarrassé de trois hommes que je ne pouvais plus souffrir, Louvois, Seignelai et La Feuillade.»

      Eh quoi, Sire! La Feuillade aussi! La Feuillade, le plus passionné de vos admirateurs, La Feuillade qui a voué à Votre Majesté une adoration perpétuelle, qui vous a dédié un autel comme à la madone et qui devant votre statue élevée au milieu de Paris, fait brûler nuit et jour de l'encens et des cierges! Hélas oui!

      —«Les flatteries maladroites de La Feuillade me fatiguaient.»

      C'est vainement qu'indigné, on essaie de révoquer en doute ce cynique égoïsme. On ne peut. Les preuves sont là, flagrantes, irrécusables. D'année en année, de jour en jour, avec l'orgueil de Louis XIV, croît son égoïsme; il devient monstrueux, révoltant. De plus en plus le roi est convaincu que la divinité s'incarne en lui.—À genoux! pourrait-il s'écrier, à genoux, je sens que je deviens Dieu!

      Dès lors, plus rien qu'une farouche insensibilité pour tout ce qui n'est pas lui. Laquelle de ses maîtresses nous dira si son cœur bat encore?

      Moins de vingt-quatre heures après la mort de Monsieur, de son frère, il fredonne à Marly des airs d'opéra, il demande d'où vient la tristesse qu'il lit sur tous les visages, enfin il fait dresser des tables de brelan.

      —Quoi! murmure le duc de Montfort, on songe à jouer! mais le cadavre de Monsieur n'est pas encore refroidi!

      Le duc de Bourgogne a été chargé de la réponse:

      —Ordre du roi. Sa Majesté ne veut pas qu'on s'ennuie autour d'elle; elle désire que tout le monde joue, et je vais donner l'exemple.

      Devant la personnalité grossière du maître, tout s'efface, tout disparaît. Pour la satisfaction d'un caprice, il est prêt à tout sacrifier, même ce qui lui reste de sa famille, frappée d'anathème jusqu'à la troisième génération.

      Vieillard décrépit, morose, ombre de lui-même, il n'a plus qu'une distraction, la conversation enjouée de la jeune et charmante duchesse de Bourgogne. Mais voici qu'elle est enceinte et ne peut sans danger supporter le mouvement du carrosse.

      Qu'importe! Le roi n'a-t-il pas eu l'habitude de faire voyager toutes ses maîtresses enceintes ou à peine relevées de couche, jouant sans souci leur vie à ce jeu!

      Il fera de même pour la duchesse. Malgré les observations timides des sages-femmes et des médecins, il la traîne malade, mourante, à Fontainebleau. Périsse sa petite-fille, il n'aura pas retardé son voyage. Ce qui devait arriver arrive. La jeune femme se blesse et avorte dans la nuit.

      Le lendemain, Louis XIV, entouré de ses courtisans, qui le regardaient faire avec une respectueuse admiration, s'amusait à donner à manger à ses carpes, lorsque madame de Lude, éplorée, vint lui apprendre à voix basse la funeste nouvelle.

      Tranquillement, «sans que son visage eût bougé,» il revient au bassin, et comme tous les yeux brillent de curiosité:

      —La duchesse de Bourgogne est blessée, dit-il.

      Un concert de plaintes s'élève, c'est à qui témoignera la plus vive douleur.

      —Ô mon Dieu!


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