Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée. Johann David Wyss
Читать онлайн книгу.Jack, qui s'était glissé sous la vache, ayant vainement essayé de la traire dans son chapeau, s'était attaché à ses mamelles pour la téter.
«Viens, cria-t-il à Franz, viens auprès de moi, le lait est délicieux.» Ma femme l'entendit, lui reprocha sa malpropreté; puis, ayant trait l'animal, elle nous en partagea le lait. Je résolus alors d'aller au vaisseau chercher des planches pour mon pont, et je m'embarquai avec Fritz et Ernest, dont je prévoyais que le secours me serait nécessaire au retour. Fritz et moi nous prîmes les rames, et nous nous dirigeâmes vers l'embouchure du ruisseau, dont le courant nous eut bientôt emportés hors de la baie.
À peine en étions-nous sortis que nous découvrîmes une immense quantité de mouettes et d'autres oiseaux, qui voltigeaient au-dessus d'un flot que nous n'avions pas encore remarqué auparavant, et qui faisaient un bruit effrayant. Je déployai la voile pour quitter le courant et pour voir quelle cause avait rassemblé là tous ces oiseaux. Ernest, qui nous accompagnait pour la première fois depuis que nous avions touché a terre, regardait avec admiration la voile se gonfler au vent; mais Fritz ne perdait pas de vue l'îlot, et aurait volontiers tiré sur les oiseaux, si je ne l'en eusse empêché.
«Ah! s'écria-t-il enfin, je crois que c'est un gros poisson qu'ils dévorent.»
Nous vîmes bientôt qu'il avait raison.
«Qui peut avoir amené ce monstre ici? continua-t-il quand nous fûmes tout près; hier il n'y en avait aucune trace.
—C'est peut-être le requin que tu as tiré hier, répondit Ernest; car sa tête est tout ensanglantée, et j'y vois trois blessures.»
En effet, c'était lui; et, me rappelant combien sa peau était utile, je recommandai d'en prendre quelques morceaux pour nous servir de limes.
Alors Ernest tira la baguette de fer de son fusil, et, frappant à droite et à gauche, tua plusieurs des oiseaux que notre approche n'avait pu écarter. Fritz coupa plusieurs bandes de peau, comme Jack avait fait au chacal, et le tout fut déposé au fond des cuves. Pendant cette opération je remarquai sur le rivage une quantité de planches que la mer y poussait, ce qui devait nous dispenser d'aller en chercher au navire. À l'aide d'un cric et d'un levier nous soulevâmes les poutres dont nous avions besoin; nous les réunîmes en train, et nous attachâmes dessus de longues planches, de manière à former un radeau; puis nous levâmes l'ancre pour retourner auprès des nôtres, quatre heures après notre départ. Craignant de trouver des bas-fonds près de la côte, je me dirigeai vers le courant, qui nous emporta rapidement en pleine mer; et là, favorisés par un bon vent, nous rangeâmes le vaisseau à notre droite, et nous nous dirigeâmes droit vers la terre. Ernest cependant examinait avec attention les oiseaux qu'il avait tués.
«Quels sont ces oiseaux? sont-ils bons à manger?
—Non, mon ami, ce sont des mouettes; et, comme ces animaux se nourrissent de poissons morts, leur chair en prend un goût fade et désagréable; ils sont si avides, qu'ils se laissent plutôt tuer que de quitter la proie à laquelle ils sont attachés.»
Des mouettes la conversation tomba au requin. Fritz s'étonnait de voir sa peau se crisper et se racornir sur le mât, où il l'avait accrochée: je lui répondis qu'elle serait aussi bonne en cet état pour l'usage auquel je la destinais, et qu'elle me fournirait la superbe peau si estimée qu'on nomme en Europe chagrin.
Tout en conversant, nous étions arrivés dans la baie et nous avions gagné le débarcadère; mais personne n'était là pour nous recevoir. Cette absence ne nous effraya pas tant que la première fois, et nous nous mîmes tous trois à crier: «Holà! ho!». Des cris de joie nous répondirent, et je vis bientôt accourir ma femme et mes deux jeunes fils, qui venaient du côté du ruisseau, portant tous un mouchoir rempli et mouillé. En arrivant près de nous, Jack avait levé son mouchoir en l'air en signe de joie; il l'ouvrit, et j'en vis tomber une quantité de magnifiques écrevisses de rivière. Ma femme et Franz suivirent son exemple, et en quelques instants nous fûmes environnés d'écrevisses qui, se sentant libres, cherchaient à s'enfuir de tous côtés. Mes enfants se précipitèrent pour les retenir, et cet incident donna lieu à des éclats de rire inextinguibles.
«Eh bien, papa, qu'en dites-vous? me cria Jack; nous en avons tant trouvé, que c'était effrayant; il y en avait là au moins deux cents: voyez comme elles sont grosses.
—Est-ce toi qui les as trouvées? et comment cela est-il arrivé?
—Vous allez voir. Quand vous fûtes partis, je pris le singe de Fritz sur mon épaule, et, accompagné de Franz, je me rendis au ruisseau pour chercher un endroit où vous puissiez établir votre pont.
—Oh! oh! ta petite tête a donc quelquefois des idées plus sages? Eh bien, nous irons visiter l'endroit que tu as choisi. Mais continue.
—Nous marchions toujours vers le ruisseau, et Franz ramassait tous les cailloux brillants qu'il rencontrait, en disant que c'était de l'or. Il avança ensuite jusqu'auprès de l'eau, et je l'entendis soudain crier: «Jack, viens donc voir toutes les écrevisses qui sont sur le chacal de Fritz!» J'accourus rapidement, et je m'aperçus avec étonnement, que ce cadavre était encore à la place où nous l'avions jeté, et qu'il était couvert d'écrevisses. Alors maman, à qui je courus raconter cette découverte, nous enseigna le moyen de les prendre, et nous en avons fait une belle provision, comme vous voyez.
—Oui, lui dis-je; aussi laissons s'enfuir les plus petites, et remercions Dieu de ce qu'il nous a fait découvrir un pareil trésor.»
J'annonçai alors que, tandis que les écrevisses cuiraient, nous irions transporter à terre les planches qui formaient le radeau, et qui étaient restées dans la baie; mais nous n'avions pas de charrette; et il était impossible de pouvoir transporter à bras ces masses énormes. Je me rappelai alors comment les Lapons parviennent à faire tirer à leurs rennes les plus pesants fardeaux.
J'attachai au cou de l'âne et de la vache des cordes qui passaient entre leurs jambes et venaient entourer l'extrémité des poutres; l'expédient réussit à merveille, et nos animaux apportèrent toutes les planches une a une à l'endroit qu'avait choisi mon petit ingénieur.
La place était vraiment bien trouvée. Le ruisseau y était plus resserré que partout ailleurs entre deux rives d'égale hauteur, et de chaque côté des troncs d'arbre semblaient placés pour servir de point d'appui.
«Il s'agit maintenant, dis-je alors à mes fils, d'évaluer la largeur du ruisseau pour proportionner les planches: comment faire?
—Mais, dit Ernest, demandons à maman un paquet de ficelle, au bout duquel nous attacherons une grosse pierre; en la jetant sur l'autre rive et en la ramenant ensuite sur l'extrême bord, nous trouverons facilement cette largeur.
—Excellent conseil! Allons, à l'œuvre!» Tout fut facilement exécuté, et nous trouvâmes une largeur de dix-huit pieds; les planches, pour être solides, devaient avoir au moins trois pieds d'assise de chaque côté: elles devaient donc avoir vingt-quatre pieds. Cependant tout n'était pas fini, et il fallait maintenant amener de l'autre côté ces énormes poutres. Comme nous restions tous aussi embarrassés, je dis à mes enfants: «Allons d'abord dîner; en épluchant nos belles écrevisses, il nous viendra peut-être un moyen.» Tout en surveillant le dîner, notre ménagère avait fait pour l'âne et la vache deux sacs de toile à voile, et, comme elle n'avait pas d'aiguilles assez fortes pour cet ouvrage, elle s'était servie d'un clou. Je la complimentai sur sa patience et son habileté, et nous nous mîmes à table; mais les morceaux furent dévorés à la hâte, tant nous étions pressés de voir notre pont en bon train. Il se termina pourtant, et personne n'avait pu trouver d'expédient. «Voyons, dis-je avec assurance, si je serai plus heureux que vous.»
Il y avait sur le rivage un tronc d'arbre assez fort; je passai alentour une corde dont j'entourai aussi une de nos poutres à quelques pieds au-dessous de son extrémité. À l'autre bout je fixai une autre corde; puis, attachant une pierre, je la lançai de l'autre côté du ruisseau, que je traversai à mon tour en sautant de pierre en pierre. Ne sachant comment faire passer de même