Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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de leur sous-préfecture arrivent à Paris enfiévrés d'un pareil espoir. Savez-vous ce qu'ils deviennent? Au bout de dix ans, dix au plus ont, tant bien que mal, fait leur chemin, cinq cents sont morts de misère, de rage et de faim, les autres sont enrôlés dans le régiment des déclassés.

      Tout cela, Paul se l'était dit, il avait mesuré ce qu'il faut au juste d'énergie pour vouloir chaque matin, en s'éveillant, ce qu'on voulait la veille, et cela durant des années. Ne trouvant rien à répondre, il baissait la tête.

      —Si encore, disait M. Mascarot, si encore vous étiez venu seul? Mais non. Vous vous étiez épris à Poitiers d'une jeune ouvrière, une certaine Rose Pigoreau, vous n'avez rien trouvé de plus sage que de l'enlever.

      —Eh! monsieur, si je vous expliquais...

      —Inutile! les résultats sont là. En six mois les trois mille francs ont été flambés, puis la gêne est venue, puis la détresse, puis la faim... et en dernier lieu, échoué à l'hôtel du Pérou, vous pensiez au suicide quand vous avez rencontré mon vieux Tantaine.

      Ces vérités étaient cruelles à entendre, et Paul avait une furieuse envie de se fâcher. Mais, alors, adieu la protection du puissant placeur. Il se contint.

      —Soit, monsieur, fit-il amèrement, j'ai été fou, la misère m'a rendu sage. Si je suis ici, c'est que j'ai renoncé à toutes mes chimères.

      —Renoncez-vous aussi à Mlle Pigoreau?

      Le jeune homme, à cette question ainsi posée, pâlit de colère.

      —J'aime Rose, monsieur, répondit-il d'un ton sec, je croyais vous l'avoir dit. Elle a eu foi en moi, elle partage courageusement ma mauvaise fortune, je suis sûr de son affection!... Rose sera ma femme, monsieur!

      Lentement M. Mascarot retira son superbe bonnet grec, et de l'air le plus sérieux, sans la moindre nuance d'ironie, il s'inclina très bas en disant:

      —Excusez!...

      Mais il ne pouvait entrer dans ses intentions d'insister sur ce sujet:

      —Voici donc, reprit-il, votre bilan établi. Il vous faut un emploi, et vite. Que savez-vous faire? Peu de chose, n'est-ce pas? Vous êtes comme tous les jeunes gens élevés dans les lycées, apte à tout et propre à rien. Si j'avais un fils, eussé-je cent mille livres de rentes, il apprendrait un métier.

      Paul se mordait les lèvres, ne reconnaissant que trop la justesse de l'appréciation. N'avait-il pas, la veille, souhaité le sort de ceux qui peuvent gagner leur vie avec leurs bras?

      —Et cependant, disait le placeur, il faut que je vous case. Je suis votre ami et mes amis ne restent jamais en route. Voyons, que diriez-vous d'une situation d'une douzaine de mille francs par an?

      Ce chiffre, comparé aux plus audacieuses espérances de Paul, était encore si fabuleux, qu'il pensa que le placeur s'amusait de son inexpérience.

      —Il est peu généreux à vous de me railler, monsieur, fit-il.

      Mais B. Mascarot ne raillait pas.

      Seulement, il lui fallut un bon quart d'heure pour prouver à son jeune client que, de sa vie, il n'avait parlé plus sérieusement d'une affaire sérieuse.

      Très probablement il eût perdu ses frais d'éloquence, si, à bout de raisons, il ne lui était venu à la pensée de dire:

      Le docteur tira son porte-monnaie et compta, en riant, 317 francs. Le docteur tira son porte-monnaie et compta, en riant, 317 francs.

      —Pour me croire, vous exigez des preuves... Voulez-vous que je vous avance votre premier mois?

      Et il tendit un billet de mille francs qu'il avait pris dans le tiroir de son bureau.

      Paul repoussa le billet, mais force lui était de se rendre devant ce puissant argument. Alors, pris d'anxiétés terribles, il demandait si cet emploi si magnifique, si inespéré, il serait capable de le remplir.

      —Eh!... vous le proposerais-je s'il était au-dessus de vos moyens? repondait le digne placeur. Je vous connais, n'est-ce pas? Si je n'étais très pressé, je vous expliquerais sur-le-champ la nature de vos fonctions... Ce sera pour demain. Soyez ici, comme aujourd'hui, entre midi et une heure.

      Si bouleversé que fût Paul, il comprit qu'en restant il serait importun, et il se leva.

      —Un mot encore, fit le placeur. Vous ne pouvez rester à l'hôtel du Pérou. Cherchez-vous immédiatement une chambre dans ce quartier, et, dès que vous l'aurez trouvée, apportez-moi l'adresse. Allons, à demain, et soyons forts et sachons porter la prospérité.

      Pendant près d'une minute encore, M. Mascarot resta debout près de son bureau, prêtant l'oreille, étudiant le bruit des pas de Paul, qui s'éloignait chancelant sous le poids de tant d'émotions diverses.

      Lorsqu'il fut bien certain qu'il avait quitté l'appartement, il courut à une porte vitrée qui donnait dans sa chambre, et l'ouvrit en disant:

      —Hortebize!... docteur!... tu peux venir, il est parti.

      Un homme aussitôt entra vivement et alla se jeter dans un fauteuil, près du feu.

      —Brrr! disait-il, j'ai les pieds engourdis. On me les couperait que je ne les sentirais pas. C'est une glacière, ta chambre, ami Baptistin. Une autre fois, tu me feras faire du feu, hein?

      Mais rien ne peut détourner M. Mascarot du but de ses pensées.

      —Tu as tout entendu? demanda-t-il.

      —J'entendais et je voyais comme toi-même.

      —Eh bien! que penses-tu du sujet?

      —Je pense que Tantaine est un homme très fort et qu'entre tes mains ce joli garçon ira loin.

       Table des matières

      Le docteur Hortebize, cet intime du «l'agence», qui appelait ainsi familièrement M. Mascarot par son prénom: Baptistin, a bel et bien cinquante-six ans sonnés.

      Il n'en avoue que quarante-neuf et n'a pas tort. C'est à peine si on les lui donnerait, tant il porte lestement son embonpoint de chanoine, tant ses grosses lèvres sensuelles sont fraîches encore, tant il a les cheveux noirs, l'œil vif et sain.

      Homme du monde, et du meilleur monde, souple, élégant, spirituel, voilant sous une ironie du meilleur goût un monstrueux cynisme, il est très entouré, très recherché, très fêté.

      Cela tient à ce qu'il n'a pas de défauts, mais seulement quelques bons gros vices qu'il étale avec un sans-gêne absolu.

      Ces dehors d'épicurien cachent, assure-t-on, un médecin distingué, un savant.

      Ce qui est sûr, c'est que n'étant pas ce qui s'appelle un travailleur, il exerce le moins qu'il peut.

      Même, il y a quelques années, voulant, à ce qu'il a prétendu, dégoûter de lui sa clientèle qui devenait importante, un beau matin il s'improvisa homœopathe et fonda un journal médical: le Globule, qui eut cinq numéros.

      Cette conversion pouvait prêter à rire; il en a ri le premier, prouvant ainsi la sincérité de la philosophie qu'il professe.

      De sa vie, le docteur Hortebize n'a rien pu ou voulu prendre au sérieux.

      En ce moment même, M. Mascarot, qui cependant le connaît bien, semble déconcerté et blessé de son ton léger.

      —Si je t'ai écrit de venir ce matin, dit-il d'un ton mécontent, si je t'ai prié de te cacher dans ma chambre...

      —Où j'ai failli geler.


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