Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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rhumatisme, elle allait de long un large dans le salon, son haut bonnet monté campé de travers, gesticulant, faisant sonner sur le parquet sa canne à bec de corbin.

      A la vue d'André, elle s'arrêta soudain, la tête rejetée en arrière, choisissant la plus imposante de ses attitudes.

      —Eh bien!... mon garçon, s'écria-t-elle de cette voix bonnasse que tenaient en réserve pour les belles occasions les femmes de l'ancienne aristocratie, tu t'avises, à ce qu'on me rapporte, d'aimer ma nièce et de lui faire la cour?...

      Elle le tutoyait, ma foi!... ni plus ni moins qu'un valet de ferme, pensant ainsi lui faire comprendre et la bassesse de sa condition et son audace.

      De pâle qu'il était, André devint cramoisi jusqu'à la racine des cheveux.

      —Madame!... balbutia-t-il.

      —Vertu de ma mère!... interrompit la douairière; vas-tu pas nier, quand tu as sur la face un pouce de fard qui avoue pour toi! Sais-tu qu'il faut que tu sois un drôle bien outrecuidant d'avoir oser élevé tes regards jusques à Mlle Sabine de Mussidan. D'où t'est venue cette impertinence? De mes trop grandes bontés, sans doute? Espérais-tu la séduire ou comptais-tu demander sa main?...

      —Je vous jure, madame, sur mon honneur!...

      —Sur ton honneur!... Ne croirait-on pas entendre un gentilhomme? Jour de Dieu!... si feu le chevalier de Chevauché était encore de ce monde, il te forait sortir le dernier souffle du corps sous le bâton. Moi, je me contente de te chasser. Ramasse tes outils, mon garçon, et va tailler des pierres ailleurs.

      André ne bougeait pas. Il était comme pétrifié. Lui, d'ordinaire si impatient du mépris, il ne remarquait pas l'outrageante façon dont on le traitait.

      Il ne voyait qu'une chose, c'est qu'on le chassait, c'est qu'il ne verrait plus Sabine.

      Sa mâle énergie ne tint pas contre ce malheur, le plus affreux qu'il pût imaginer, et il éclata en sanglots, comme un enfant.

      L'explosion de cette douleur immense était si inattendue, si déchirante chez un tel homme, que la vieille dame en fut bouleversée.

      Elle se détourna brusquement et fut plus d'une minute avant de pouvoir reprendre la parole.

      —J'ai été dure avec vous, monsieur André, dit-elle enfin,—revenant au vous. J'ai le malheur d'être vive. Ce qui est arrivé est de ma faute, ainsi que me l'a fait sentir M. le curé de Bivron, qui s'est dérangé au petit jour pour venir me prévenir, ce dont je lui rends grâces. Je suis si vieille que j'ai oublié ce qu'est la jeunesse. J'étais seule à ne me douter de rien, quand tout le pays jasait de vous et de ma nièce.

      André eut un geste de menace si terrible, que rien qu'en le voyant, les six cents habitants de Bivron eussent pris la fuite, terrifiés.

      —Ah! s'écria-t-il, si je tenais les misérables qui ont osé..

      —Bon!... interrompit Mme de Chevauché à qui cette vigoureuse indignation ne déplaisait pas, espérez-vous couper toutes les mauvaises langues? Il n'y a point eu de mal, c'est l'essentiel, partez, oubliez ma nièce.

      Partez, oubliez!... Autant valait dire à André: Mourez!

      —Madame, commença-t-il avec un accent désolé, de grâce, écoutez-moi. Je suis jeune, j'ai du courage!...

      Son désespoir avait une telle intensité d'expression, ses regards suppliaient si bien, sa voix était à ce point brisée, que la vieille dame émue, attendrie, sentit une larme chaude glisser le long de sa joue ridée.

      —A quoi bon me dire tout cela? fit-elle. Est-ce que Sabine est ma fille? Tout ce que je puis faire, c'est de ne rien dire au père de ma nièce de cette algarade. Jour de ma vie! Si Mussidan se doutait seulement de cela! Allons! en voilà assez, je me sens toute remuée... Je suis capable de n'en pas manger de deux jours.

      André sortit, se tenant aux murs. Il lui semblait que le parquet, sous ses pas, oscillait comme le pont d'un navire. Ses idées tourbillonnaient comme la feuille sèche au gré de l'ouragan; il n'y voyait plus.

      Mais, dans le grand vestibule qui précède le salon, il sentit qu'on lui prenait la main. Il fit un effort pour ressaisir sa pensée; il parvint à regarder, à voir.

      Plus immobile, plus blanche et plus glacée qu'une statue, Sabine était devant lui.

      —J'étais là, monsieur André, dit-elle, j'ai tout entendu!

      —Oui, balbutia-t-il, c'est fini, on m'a chassé, je pars.

      —Où allez-vous?

      —Eh!... le sais-je? répondit-il, avec un geste d'horrible résignation, je vais obéir, je sortirai d'ici, et puis... j'irai, je marcherai.

      Il sentait la folie envahir son cerveau, il voulut s'éloigner, Sabine le retint.

      —Vous désespérez donc? demanda-t-elle.

      Il la regarda avec des yeux qui lui firent peur et d'une voix éteinte répondit: Oui.

      Jamais Sabine n'avait été si belle. Ses yeux brillaient de la flamme des plus généreuses résolutions, son visage avait une expression sublime.

      —Si cependant, reprit-elle, si je vous montrais au loin, dans l'avenir, une espérance... que feriez-vous?

      —Ce que je ferais! s'écria André avec une exaltation délirante, tout! oui, tout ce qui humainement est possible à un honnête homme. Qu'on multiplie autour de vous les obstacles, je les renverserai; qu'on m'impose les plus difficiles conditions, je les remplirai. Faut-il une fortune? je la gagnerai; du talent? un nom illustre? je l'aurai.

      —Il faut autre chose encore, monsieur André, que vous oubliez: de la patience.

      —Mais j'en ai, mademoiselle; j'en aurai! Ne comprenez-vous donc pas qu'avec un mot de vous je puis vivre trois existences, heureux, attendant et espérant!

      Mlle de Mussidan, à ces mots, posa une de ses mains sur le bras d'André et leva l'autre vers le ciel qu'elle prenait à témoin.

      —Alors, dit-elle, travaillez et espérez, André!... Car, je le jure devant Dieu, je serai votre femme ou je mourrai fille. S'il faut lutter, je lutterai, parce que je vous...

      Un bruit terrible, au fond du vestibule, lui coupa la parole.

      C'était la vieille dame de Chevauché, qui, de sa canne à bec de corbin, frappait contre la porte de toutes ses forces.

      —Encore ici!... criait-elle de sa voix plus éclatante qu'une trompette.

      André s'enfuit, éperdu de bonheur, emportant au fond de son âme un de ses espoirs enivrants qui font épuiser, sans une plainte, tous les dégoûts de la réalité.

      Que se passa-t-il, après son départ, entre Mme de Chevauché et sa nièce? Les domestiques remarquèrent qu'après une longue conférence elles avaient les yeux fort rouges l'une et l'autre.

      Peut-être Sabine réussit-elle à ramener la vieille dame à son parti. Ce qui est sûr, c'est que, lors de sa mort, survenue deux mois plus tard, la douairière laissa tout son bien, deux cent mille livres, à Sabine, directement.

      Par un testament très bien fait et inattaquable, elle assurait à la jeune fille les revenus d'abord, puis le capital entier le jour de sa majorité ou de son mariage «conclu avec ou sans l'assentiment de ses parents.»

      Cette clause fit même dire à la comtesse de Mussidan:

      —Notre pauvre tante perdait un peu la tête sur la fin.

      Non, elle ne perdait pas la tête, et Sabine et André le comprenaient bien, lorsqu'ils pleuraient l'excellente femme qui, par ses dispositions dernières, avait voulu venir en aide à leurs amours.

      Ils étaient alors à Paris l'un et l'autre, et si André redoublait d'énergie, Sabine tenait


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