Cet obscur objet du désir / Этот смутный объект желания. Книга для чтения на французском языке. Пьер Луис
Читать онлайн книгу.vœux, caballero.
– Ce n’est pas froideur, sans doute?
– Non, monsieur.
– Il y a bien des questions que je ne peux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison, dis-la-moi.
– Ah! je savais bien que vous ne devineriez pas! Ce n’était pas possible à trouver.
– Mais qu’y a-t-il, enfin?
– Je suis mozita[8].
VI. Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît
Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb que je m’arrêtai, perdant contenance pour elle.
Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfant provocante et rebelle? Que signifiait cette attitude décidée, cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui se disait intraitable comme pour tenter les hardiesses?
Je ne sus que penser, mais je compris parfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté de l’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes les occasions de la regarder vivre.
Nous étions arrivés à la porte de sa maison, où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.
– Achetez-moi des mandarines, me dit-elle. Je vous les offrirai là-haut.
Nous montâmes. La maison était inquiétante. Une carte de femme sans profession était clouée à la première porte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos d’où s’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petite fille ne me menait pas tout simplement au plus banal des rendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien; les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et je n’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.
Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palier bordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poing dans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.
– Maman, laisse entrer, dit l’enfant. C’est un ami.
La mère, une femme flétrie et noire, qui avait encore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance. Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur ses pas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans ce taudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.
– Regarde, maman: douze mandarines; et regarde encore: un napoléon.
– Jésus! dit la vieille en croisant les mains. Et comment as-tu gagné tout cela?
J’expliquai rapidement notre double rencontre, en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur le terrain des confidences.
Elles furent interminables.
La femme était ou se disait veuve d’un ingénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources, elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste, les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, que j’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri de misère:
– Que faire? Moi, je n’ai pas de métier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mère de Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis trop fière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aime mieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte, et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment. Deux femmes seules sont si exposées! Ah! caballero, les tentations ne manquent pas à qui les écoute! Nous serions riches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvais chemins! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notre âme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardons confiance en Dieu qui connaît les siens entre mille.
Conchita, pendant ce discours, avait achevé, devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deux doigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle se retourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me sembla que sa bouche en était transfigurée.
– Ah! reprit la mère, quel souci pour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique! Quels mauvais exemples on lui donne! quels vilains mots on lui apprend! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues, caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand elles entrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtemps que je ne la verrais plus.
– Pourquoi la faites-vous travailler là?
– Ailleurs, ce serait la même chose. Vous savez bien ce que c’est, monsieur: quand deux ouvrières sont douze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut pas pendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles se taisent.
– Si elles ne font que parler, il n’y a pas grand mal.
– Qui donne le menu, donne la faim. Allez! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseils des femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plus sage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe. Ni jeune ni vieille, jamais d’amie: c’est ce que je voudrais pour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.
– Eh bien, qu’elle n’y retourne plus, interrompis-je.
Je sortis de ma poche deux billets et je les posai sur une table.
Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passe sur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mère m’avoua en secouant la tête qu’il faudrait bien néanmoins que l’enfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, au logeur, à l’épicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublai mon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et un calcul également naturels à me taire ce jour-là sur mes sentiments.
Le lendemain, je ne le nie pas, il était dix heures à peine quand je frappai à la porte.
– Maman est sortie, me dit Concha. Elle fait son marché. Entrez, mon ami.
Elle me regarda, puis se mit à rire.
– Eh bien! je me tiens sage devant maman. Qu’en dites-vous?
– En effet.
– Ne croyez pas au moins que ce soit par éducation. Je me suis élevée toute seule; c’est heureux, car ma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête et elle s’en vante; mais je m’accouderais à la fenêtre en appelant les passants, que maman me contemplerait en disant: ¡Qué gracia! Je fais exactement ce qu’il me plaît du matin au soir. Aussi j’ai du mérite à ne pas faire tout ce qui me passe par la tête, car ce n’est pas elle qui me retiendrait malgré les phrases qu’elle vous a dites.
– Alors, jeune personne, le jour où un novio sera candidat, c’est à vous qu’il devra parler?
– C’est à moi. En connaissez-vous?
– Non.
J’étais devant elle, dans un fauteuil de bois dont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à la fenêtre, près d’un rayon de soleil qui zébrait le plancher…
Soudain elle s’assit sur mes genoux, mit ses deux mains à mes épaules, et me dit:
– C’est vrai!
Je ne répondis plus.
Instinctivement, j’avais refermé mes bras sur elle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse, mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouche brûlante sur la mienne en me regardant profondément.
Primesautière, incompréhensible: telle je l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affola comme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taille cédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la forme ronde de ses jambes à travers la jupe.
Elle se leva.
– Non, dit-elle. Non. Non. Allez-vous-en.
– Oui,
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