Voyage musical en Allemagne et en Italie, II. Hector Berlioz

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Voyage musical en Allemagne et en Italie, II - Hector Berlioz


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vive inquiétude qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

      En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la coda qui existe maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me connaissait… Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me voyant si pâle:

      – Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

      – Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!

      – Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

      L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.

      – Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.

      – Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

      – J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas de moi demain.

      – Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.

      Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma montre:

      – Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

      La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le premier sommelier.

      – Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.

      Et prenant la partition de la scène du Bal6, dont la coda n'était pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: Je n'ai pas le temps de finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris d'exécuter ce morceau en L'ABSENCE de l'auteur, je prie Habeneck de doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait des flûtes placé sur la dernière rentrée du thême, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion.

      Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

      A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

      «Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remerciments, monsieur, j'augure bien du succès, vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

      Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription: «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero7» et nous partons.

      Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

      – A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!

      Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!»

      Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.

      Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!

      «Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»

      Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front


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<p>6</p>

Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.

<p>7</p> Si quelqu'un t'offense je te vengerai.

Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi la poste.