Paris. Emile Zola
Читать онлайн книгу.filles, descendues en quête d'un dîner, traînaient leurs jupes, attendaient l'amant de hasard, en interrogeant du coin de l'œil la terrasse des cafés. Et ce cri déshonorant des journaux, ce cri qui souillait et souffletait, semblait être le glas dernier de la journée, sonnant les funérailles de la nation, au début de la nuit de plaisir qui commençait.
Alors, Pierre se souvint une fois encore de sa matinée, de cette effrayante maison de la rue des Saules, où s'entassaient tant de misère et tant de souffrance. Il revit la cour fangeuse comme un cloaque, les escaliers nauséabonds, les logements sordides, glacés, et nus, des familles se disputant des pâtées dont n'auraient pas voulu les chiens errants, des mères aux mamelles taries promenant des poupons qui hurlaient, des vieux tombés dans des coins ainsi que des bêtes, agonisant de faim dans l'ordure. Et puis, ce fut encore sa journée, la magnificence, la quiétude, la joie des salons qu'il avait traversés, tout l'éclat insolent du Paris financier, du Paris politique et mondain. Et il aboutissait enfin, au crépuscule, à ce Paris Gomorrhe, à ce Paris Sodome, s'allumant pour la nuit, pour les abominations de cette nuit complice, dont la cendre fine, peu à peu, noyait l'océan des toitures. Et l'exécrable monstruosité de cela clamait sous le ciel pâle, où scintillaient les premières étoiles, pures et tremblantes.
Pierre eut un grand frisson devant cet amas des iniquités et des douleurs, tout ce qui se passait en bas dans la misère et dans le crime, tout ce qui se passait en haut dans la richesse et dans le vice. La bourgeoisie, au pouvoir, ne voulait rien lâcher de la souveraineté conquise, volée tout entière, tandis que le peuple, l'éternelle dupe, le grand muet, serrait les poings, grondait en réclamant sa légitime part. Et c'était cette injustice affreuse qui emplissait de colère l'ombre naissante. De quel nuage, aux flancs de ténèbres, la foudre allait-elle tomber? Il l'attendait depuis des années déjà, cette foudre vengeresse que de sourds fracas annonçaient, de tous les points de l'horizon. S'il avait écrit un livre de candeur et d'espoir, s'il était allé innocemment à Rome, c'était pour en conjurer l'effroyable éclat. Mais toute espérance était morte en son cœur, il sentait la foudre inévitable, rien désormais ne pouvait retarder la catastrophe. Jamais encore il ne l'avait sentie si prochaine, dans l'impudence heureuse des uns, dans la détresse exaspérée des autres. Et elle s'amassait, et elle allait sûrement éclater au-dessus de ce Paris de rut et de bravade, qui, le soir venu, attisait sa fournaise.
Au moment où il arrivait à la place de l'Opéra, Pierre, brisé de fatigue, éperdu, leva les yeux. Où était-il donc? Le cœur de la grande ville semblait battre là, dans la vaste étendue de ce carrefour, comme si le sang des quartiers lointains eût afflué de tous les côtés, par de triomphales avenues. Il regarda se perdre à l'horizon les trouées de l'avenue de l'Opéra, des rues du Quatre-Septembre et de la Paix, claires encore d'un reste de jour, déjà étoilées d'un fourmillement d'étincelles. Le boulevard traversait la place du torrent de sa circulation, où venaient se heurter les afflux des rues voisines, en de continuels remous, qui faisaient de ce point le gouffre le plus dangereux du monde. Vainement les gardiens de la paix tâchaient de mettre là quelque prudence, le flot des piétons débordait quand même, les roues s'enchevêtraient, les chevaux se cabraient, au milieu du bruit de marée humaine, aussi haute, aussi incessante que la voix de tempête d'un Océan. Puis, c'était la masse isolée de l'Opéra, peu à peu noyé d'ombre, énorme et mystérieux, tel qu'un symbole, et dont l'Apollon, porteur de lyre, tout en haut, gardait un dernier reflet de lumière, dans le ciel blême. Et toutes les fenêtres des façades s'éclairaient, une allégresse naissait de ces milliers de lampes qui étincelaient une à une, un besoin de détente universelle, de libre assouvissement s'épandait avec l'ombre croissante, tandis que, de loin en loin, les globes électriques éclataient comme les lunes des nuits claires de Paris.
Pourquoi donc se trouvait-il là? Pierre s'interrogeait, irrité et béant. Puisque Laveuve était mort, il n'avait qu'à rentrer chez lui, qu'à se terrer dans son coin, porte et fenêtres closes, comme un être désormais inutile, sans croyance, sans espérance, n'attendant plus que l'anéantissement final. La course était longue, de la place de l'Opéra à sa petite maison de Neuilly. Malgré l'écrasement de sa lassitude, il ne voulut point prendre de voiture, il revint sur ses pas, retourna vers la Madeleine, se replongea parmi la bousculade des trottoirs, au milieu de l'assourdissement de la chaussée, avec l'âpre désir d'aggraver sa plaie, de se saturer de révolte et de colère. N'était-il donc pas au coin de cette rue, au bout de ce boulevard, le gouffre attendu, où devait crouler ce monde pourri, dont il entendait craquer la vieille société, à chaque pas?
Lorsqu'il voulut traverser la rue Scribe, un encombrement l'arrêta. Devant un café luxueux, deux grands diables, mal vêtus, fort sales, criaient alternativement la Voix du Peuple, les scandales, les vendus de la Chambre et du Sénat, d'une telle voix de cuivre fêlé, que les passants s'attroupaient. Et, là, il eut de nouveau la surprise de reconnaître Salvat, dans un homme hésitant, errant, qui, après avoir écouté, s'était approché du grand café, pour regarder à travers les glaces. Cette fois, cette rencontre le frappa, l'emplit d'un soupçon, au point qu'il s'arrêta lui aussi, résolu à l'observer. Il ne pouvait croire qu'il allait le voir entrer, s'asseoir à une des petites tables, sous la gaieté tiède des lampes, lui d'aspect si misérable, avec ce morceau de pain qui faisait bosse sous le vieux veston en loques. Un instant, il attendit. Puis, il le vit simplement qui s'éloignait d'un pas brisé, ralenti, comme si le café, presque vide, ne lui eût pas convenu. Que cherchait-il donc, où courait-il, depuis le matin, dans cette chasse solitaire et sauvage, lancé de la sorte au travers du Paris de la richesse et de la joie, avec sa faim qui lui battait les talons? Il ne se traînait plus que difficilement, il paraissait à bout de volonté et d'énergie. L'air vaincu, il s'approcha d'un kiosque, s'adossa un moment. Et il se redressa, et il marcha encore, cherchant toujours.
Alors, un incident se produisit qui acheva d'émotionner Pierre. Un homme grand et fort, débouchant de la rue Caumartin, venait d'apercevoir et d'aborder Salvat. Et le prêtre, après une hésitation, reconnut son frère Guillaume, au moment où il serrait sans honte la main de l'ouvrier. C'était bien lui, avec ses épais cheveux taillés en brosse, d'une blancheur de neige, malgré ses quarante-sept ans à peine. Il avait gardé ses grosses moustaches très brunes, sans un fil d'argent, ce qui donnait toute une vie énergique à sa grande face, au front haut, en forme de tour. Il tenait de son père ce front de logique et de raison inexpugnables, que Pierre avait lui aussi. Mais le bas du visage de l'aîné était plus solide, le nez plus fort, le menton carré, la bouche large, au dessin ferme. Une cicatrice pâle, une blessure ancienne balafrait la tempe gauche. Et cette physionomie très grave, rude et fermée, au premier aspect, s'éclairait d'une mâle bonté, lorsqu'un sourire découvrait les dents, restées très blanches.
Pierre se rappela ce que madame Théodore lui avait conté le matin. Son frère Guillaume, touché de tant de misère, s'était arrangé pour occuper chez lui Salvat pendant quelques jours. Et cela expliquait l'air d'intérêt avec lequel il semblait le questionner, tandis que le mécanicien, l'air troublé de la rencontre, piétinait, comme ayant hâte de reprendre sa course dolente. Un moment, Guillaume parut s'apercevoir de ce trouble, des réponses sans doute embarrassées qu'il obtenait. Cependant, il quitta l'ouvrier. Mais, presque tout de suite, il se retourna, il le regarda s'éloigner de son allure harassée et têtue, au travers de la foule. Et les réflexions qu'il fit alors durent être bien graves et bien pressantes, car il se décida tout d'un coup à revenir sur ses pas, à le suivre de loin, comme pour s'assurer de la direction qu'il prenait.
Gagné par une inquiétude croissante, Pierre avait regardé la scène. L'attente nerveuse où il était d'un grand malheur indéterminé, le soupçon où venaient de le jeter les rencontres successives, inexplicables de Salvat, la surprise de voir maintenant son frère mêlé à l'aventure, l'avaient envahi tout entier d'un besoin de savoir, d'assister, d'empêcher peut-être. Il n'hésita pas, lui-même suivit les deux hommes, prudemment.
Ce fut pour lui un émoi nouveau, lorsque Salvat, puis son frère Guillaume, tournèrent brusquement dans la rue Godot-de-Mauroy. Quel destin le ramenait dans cette rue, où il avait eu la hâte fiévreuse de revenir, d'où la mort de Laveuve l'avait seule écarté? Et son saisissement grandit encore, lorsque, après l'avoir perdu un instant, il retrouva Salvat debout sur le trottoir, en face de l'hôtel Duvillard, à la place