Paris. Emile Zola
Читать онлайн книгу.plus en lui que la cendre! Cette fois, il se crut mort lui-même, il n'était plus qu'un sépulcre vide.
Et tout cet affreux vide, ce néant qu'il avait éprouvé le matin, au Sacré-Cœur, après sa messe, se creusait plus profond, désormais insondable. Avec la charité illusoire, inutile, l'Evangile croulait, la fin du Livre était prochaine. Après des siècles d'obstinées tentatives, la rédemption par le Christ échouait, il fallait un autre salut au monde, en face du besoin exaspéré de justice qui montait des peuples dupés et misérables. Ils ne voulaient plus du paradis menteur dont on berçait depuis si longtemps l'iniquité sociale, ils exigeaient qu'on remît sur la terre la question du bonheur. Comment? par quel culte nouveau? par quelle entente heureuse entre le sentiment du divin et la nécessité d'honorer la vie, dans sa souveraineté et sa fécondité? Là commençait l'angoisse, le problème torturant où il achevait de sombrer, lui prêtre, avec ses vœux d'homme chaste et de ministre de l'absurde, mis à l'écart des autres hommes.
Mais la constatation n'en était que plus redoutable: il cessa de croire à l'efficacité de l'aumône, être charitable ne suffisait pas, il s'agissait désormais d'être juste. Avant tout, être juste, et l'effrayante misère disparaîtrait, sans qu'il fût besoin d'être charitable. Certes, ce n'étaient pas les bons cœurs qui manquaient dans ce Paris douloureux, les œuvres de charité y pullulaient comme les feuilles vertes aux premières tiédeurs du printemps. Il y en avait pour tous les âges, pour tous les dangers, pour toutes les infortunes. On secourait les enfants, avant qu'ils fussent nés, en s'inquiétant des mères; puis, venaient les crèches, les orphelinats, prodigués aux diverses classes; puis, après s'être occupé de l'adulte, on suivait l'homme dans la vie, on s'empressait surtout dès qu'il vieillissait, multipliant les Asiles, les Hospices, les Refuges. Et c'étaient encore toutes les mains tendues aux abandonnés, aux déshérités, aux criminels même, toutes sortes de Ligues pour protéger les faibles, de Sociétés pour prévenir les crimes, de Maisons pour recueillir les repentirs. Propagation du bien, patronage, sauvetage, assistance, union, il aurait fallu des pages et des pages, si l'on avait voulu énumérer seulement cette extraordinaire végétation de la charité qui pousse entre les pavés de Paris, dans un bel élan, où la bonté d'âme se mêle à la vanité mondaine. Qu'importait d'ailleurs? la charité rachetait, purifiait tout. Mais quel terrible argument, l'inutilité absolue, dérisoire, de cette charité! Après tant de siècles de charité chrétienne, pas une plaie ne s'était fermée, la misère n'avait fait que grandir, que s'envenimer jusqu'à la rage. Le mal, aggravé sans cesse, arrivait à ne pouvoir être toléré un jour de plus, du moment que l'injustice sociale n'en était ni guérie, ni même diminuée. Et, du reste, ne suffisait-il pas qu'un vieillard mourût de froid et de faim, pour que s'effondrât l'échafaudage d'une société bâtie sur l'aumône? Une seule victime, et cette société était condamnée.
Pierre sentit un tel flot d'amertume déborder en lui, qu'il ne put rester davantage dans cette église, où l'ombre lente continuait à pleuvoir, noyant les sanctuaires, les grands Christs pâles, cloués sur les croix. Tout allait sombrer, et il n'entendait plus que le murmure mourant des prières, une plainte des femmes qui priaient là, agenouillées, disparues au fond des ténèbres.
Cependant, il hésitait à s'éloigner, sans dire un mot à l'abbé Rose, dont l'imploration de foi naïve s'en remettait au bon vouloir de l'invisible, pour la félicité et la paix des hommes. Il craignait de le déranger, il se décidait à partir, lorsque l'abbé, de lui-même, releva la tête.
– Ah! mon enfant, qu'il est difficile d'être bon, sagement! Monseigneur Martha m'a encore grondé, et sans Dieu qui me pardonne, je tremblerais pour mon salut.
Un instant, Pierre s'arrêta sous le portique de la Madeleine, en haut du vaste perron qui domine la place, par-dessus les grilles. Devant lui, il avait la rue Royale qui s'enfonçait, jusqu'aux étendues de la place de la Concorde, où s'érigeaient l'obélisque et les deux fontaines jaillissantes; et, plus loin encore, la colonnade pâlie de la Chambre des députés fermait l'horizon. C'était une perspective d'une souveraine grandeur, sous le ciel clair, envahi par le lent crépuscule, qui élargissait les voies, reculait les monuments, leur donnait l'au-delà tremblant et envolé du rêve. Aucune ville au monde n'avait ce décor de faste chimérique et de grandiose magnificence, à l'heure vague où la nuit commençante apporte aux villes un air de songe, l'infini de l'immensité humaine.
Immobile, hésitant en face de ces espaces qui s'ouvraient, Pierre se demandait avec détresse où il allait maintenant, dans le brusque écroulement de tout ce qu'il avait passionnément voulu depuis le matin. Etait-ce donc toujours à l'hôtel Duvillard qu'il se rendait, rue Godot-de-Mauroy? Il ne savait plus. Puis, l'irritant souvenir revenait, avec sa cruelle ironie. A quoi bon, puisque Laveuve était mort? à quoi bon tuer le temps, battre le pavé, pour attendre six heures? L'idée qu'il avait une demeure, que le plus simple était d'y rentrer, ne se présentait même pas à son esprit. Il lui semblait qu'une chose considérable lui restait à faire, sans qu'il lui fût possible de dire laquelle. C'était partout et très loin, si confus, si pénible, qu'il n'y arriverait certainement jamais. Et, les pieds lourds, le crâne empli de tumulte, il descendit le perron, il s'entêta un moment à parcourir le marché aux fleurs, un marché de fin d'hiver, où les premières azalées s'épanouissaient frileusement. Des femmes achetaient des violettes et des roses de Nice. Il les regarda, comme s'il se fût intéressé à ce luxe embaumé, tendre et délicat. Puis, il en eut une soudaine horreur, et il s'en alla, il s'engagea sur les boulevards.
Là, Pierre marcha devant lui, sans savoir où, sans savoir pourquoi. L'ombre qui tombait, le surprenait, ainsi qu'un phénomène inattendu. Il avait levé les yeux vers le ciel, il s'étonnait de le voir pâlir, très doux, rayé à l'infini par les minces tuyaux noirs des cheminées; et c'était aussi pour lui une singularité que de découvrir, à tous les balcons, les grandes lettres d'or des enseignes, dans lesquelles se mourait le jour. Jamais il n'avait remarqué le bariolage des façades, les glaces peintes, les stores, les trophées, les affiches violentes, les magasins magnifiques, d'une indiscrétion de salons et d'alcôves, ouverts à la pleine lumière. Puis, sur la chaussée, le long des trottoirs, entre les colonnes et les kiosques, bleus, rouges, jaunes, quel encombrement, quelle cohue extraordinaire! Les voitures roulaient avec un grondement de fleuve; et, de toutes parts, la houle des fiacres était sillonnée par les manœuvres lourdes des grands omnibus, semblables à d'éclatants vaisseaux de haut bord; tandis que le flot des piétons ruisselait sans cesse, des deux côtés, à l'infini, et jusque parmi les roues, dans une hâte conquérante de fourmilière en révolution. D'où sortait tout ce monde? où allaient toutes ces voitures? Quelle stupeur et quelle angoisse!
Et Pierre marchait toujours devant lui, machinal, emporté par sa noire rêverie. La nuit venait, on allumait les premiers becs de gaz, c'était l'entre chien et loup de Paris, l'heure où les ténèbres ne sont pas encore, où les globes électriques flamboient dans le jour qui va s'éteindre. De tous côtés, les étincelles des lampes luisaient, les magasins éclairaient leurs vitrines. Bientôt, les boulevards allaient charrier les étoiles vives des voitures, ainsi qu'une voie lactée en marche, entre les deux trottoirs incendiés par les lanternes, les rampes, les girandoles, un luxe aveuglant de plein soleil. Et, dans les cris des cochers, dans la bousculade des piétons, grondait la hâte dernière du Paris des affaires et des passions, la lutte sans merci pour l'amour et pour l'argent. La dure journée était faite, le Paris du plaisir s'illuminait, commençait la nuit de fête. Les cafés, les marchands de vin, les restaurants braisillaient, étalaient, derrière les hautes glaces sans tain, leurs comptoirs de métal clair, leurs petites tables blanches, la tentation des beaux fruits et des paniers d'huîtres, à leurs portes. Et ce Paris qui s'éveillait ainsi, aux premiers becs de gaz, était pris déjà d'une gaieté de jouissance, cédant à l'appétit déchaîné de tout ce qui s'achète.
Mais Pierre manqua d'être renversé. Un troupeau de crieurs débouchait, se lançait au travers de la foule, en criant les journaux du soir. Une nouvelle édition de la Voix du Peuple, surtout, faisait un vacarme assourdissant, dominant le bruit des roues. Des voix rauques jetaient, reprenaient le cri, à intervalles réguliers: «Demandez la Voix du Peuple, le nouveau scandale des Chemins de fer africains, l'échec du ministère, les trente-deux vendus de la Chambre et du Sénat!» Et, sur les exemplaires