Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite) - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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employa pour assurer sa nouvelle royauté, et ce fut, en grande partie, à ces forteresses élevées sur des points stratégiques ou dans les villes mêmes qu'il dut de pouvoir se maintenir au milieu d'un pays qui tentait chaque jour des soulèvements pour chasser l'étranger et reconquérir son indépendance. Mais beaucoup de seigneurs, du moment que la guerre générale était terminée, tenant ces châteaux en fief, se prenaient de querelle avec leurs voisins, faisaient des excursions sur les terres les uns des autres, et en venaient à s'attaquer dans leurs places fortes. Ou bien, mécontents de voir la faveur du suzerain tomber sur d'autres que sur eux, cherchaient à rendre leurs châteaux plus formidables afin de vendre leurs services plus cher aux rivaux de leur seigneur et de faire cause commune avec eux:

      «Li Reis se fia as deniers 33,

      K'il ont à mines, à sestiers 34

      En Normandie trespassa (passa),

      Mult out od li grant gent e a

      Od granz tonels, od grant charrei,

      Fet li denier porter od sei.

      As chastelains et as Barons

      Ki orent turz (donjons) è forz maisons,

      As boens guerriers et as marchis 35

      A tant doné è tant promis,

      Ke li Dus Robert unt lessié,

      Et por li Reis l'unt guerréié.»

      C'est ainsi que, par suite de l'organisation féodale, même en Normandie où l'esprit national s'était maintenu beaucoup mieux qu'en France, les seigneurs étaient chaque jour portés à rendre leurs châteaux de plus en plus forts, afin de s'affranchir de toute dépendance et de pouvoir dicter des conditions à leur suzerain. Le château normand du XIe siècle ne consistait qu'en un donjon carré ou rectangulaire, autour duquel on élevait quelques ouvrages de peu d'importance, protégés surtout par ce fossé profond pratiqué au sommet d'un escarpement; c'était là le véritable poste normand de cette époque, destiné à dominer un territoire, à fermer un passage ou contenir la population des villes. Des châteaux munis de défenses aussi étendues que celles d'Arques étaient rares; mais les barons normands devenant seigneurs féodaux, en Angleterre ou sur le continent, se virent bientôt assez riches et puissants pour augmenter singulièrement les dépendances du donjon qui dans l'origine était le seul point sérieusement fortifié. Les enceintes primitives, faites souvent en palissades, furent remplacées par des murs flanqués de tours. Les plus anciens documents écrits touchant les manoirs et même les châteaux (documents qui en Angleterre remontent au XIIe siècle) désignent souvent la demeure fortifiée du seigneur par le mot aula, hall; c'est qu'en effet ces sortes d'établissements militaires ne consistaient qu'en une salle défendue par d'épaisses murailles, des créneaux et des contre-forts munis d'échanguettes ou de bretèches flanquantes. Les dépendances de la demeure seigneuriale n'avaient relativement qu'une importance minime; en cas d'attaque sérieuse, la garnison abandonnait bientôt les ouvrages extérieurs et se renfermait dans le donjon, dont les moyens défensifs étaient formidables pour l'époque. Pendant le cours du XIIe siècle, cette tradition se conserve dans les contrées où l'influence normande prédomine; le donjon, la salle fortifiée prend une valeur relative que nous ne lui trouvons pas au même degré sur le territoire français; le donjon est mieux isolé des défenses secondaires dans le château normand des XIe et XIIe siècles que dans le château d'origine française; il est plus élevé, présente une masse plus imposante; c'est un poste autour duquel est tracé un camp fortifié plutôt qu'un château. Cette disposition est apparente non-seulement en Normandie et en Angleterre, comme au Pin (Calvados), à Saint-Laurent-sur-Mer, à Nogent-le-Rotrou, à Domfront, à Falaise, à Chamboy (Orne), à Newcastle, à Rochester et à Douvres (Angleterre), mais sur les côtes de l'Ouest, dans l'Anjou, le Poitou et le Maine, c'est-à-dire dans toutes les contrées où pénètre l'influence normande; nous la retrouvons, accompagnée du fossé normand dont le caractère est si nettement tranché, à Pouzanges (Vendée), à Blanzac, à Broue, à Pons (Charente-Inférieure), à Chauvigny près Poitiers, et jusqu'à Montrichard, à Beaugency-sur-Loire et à Loches (voy. DONJON). Les défenses extérieures qui accompagnent ces gros donjons rectangulaires, ou ne présentent que des terrassements sans traces de constructions importantes, ou si elles sont élevées en maçonnerie, sont toutes postérieures d'un siècle au moins à l'établissement de ces donjons, ce qui indique assez clairement que les enceintes primitives des XIe et XIIe siècles avaient peu d'importance et qu'elles durent être remplacées lorsqu'au XIIIe siècle ce système défensif des châteaux fut modifié, et qu'on eut reconnu la nécessité d'élargir et de renforcer les ouvrages extérieurs.

      Nous donnons (6) le plan du château de Chauvigny, dont le donjon remonte au XIe siècle, et la plus grande partie des défenses extérieures au XIVe;--et (7) le plan du château de Falaise, dont le donjon carré A du XIe siècle présente seul un logement fortement défendu.

      Quant aux autres défenses de ce château, elles ne prennent quelque valeur que par la disposition des escarpements du plateau, et elles en suivent toutes les sinuosités. Le donjon cylindrique B et les défenses de gauche datent de l'invasion anglaise, c'est-à-dire des XIVe et XVe siècles. Le château de Falaise, au XIIe siècle, ne consistait réellement qu'en un gros donjon avec une enceinte renfermant des bâtiments secondaires, construits probablement de la façon la plus simple, puisqu'il n'en reste plus trace, et destinés au logement de la garnison, aux magasins, écuries et autres dépendances. Le nom d'aula peut donc être donné à ce château, puisque, par le fait, la seule partie importante, le poste seigneurial, n'est qu'une salle fortifiée. Les châteaux que Guillaume le Conquérant fit élever dans les villes d'Angleterre pour tenir les populations urbaines en respect n'étaient que, des donjons rectangulaires, bien munis et entourés de quelques ouvrages en terre, de palissades, ou d'enceintes extérieures qui n'étaient pas d'une grande force. Cela explique la rapidité avec laquelle se construisaient ces postes militaires et leur nombre prodigieux; mais cela explique aussi comment, dans les soulèvements nationaux dirigés avec énergie, les garnisons normandes qui tenaient ces places, obligées de se réfugier dans le donjon après l'enlèvement des défenses extérieures, qui ne présentaient qu'un obstacle assez faible contre une troupe nombreuse et déterminée, étaient bientôt réduites par famine, se défendaient mal dans un espace aussi étroit, et étaient forcées de se rendre à discrétion. Guillaume, pendant son règne, malgré son activité prodigieuse, ne pouvait faire plus sur l'étendue d'un vaste pays toujours prêt à se soulever; ses successeurs eurent plus de loisirs pour étudier l'assiette et la défense de leurs châteaux; ils en profitèrent, et bientôt le château normand augmenta et perfectionna ses défenses extérieures. Le donjon prit une moins grande importance relative; il se relia mieux aux ouvrages secondaires, les protégea d'une manière plus efficace; mieux encore, le château tout entier ne fut qu'un vaste donjon dont toutes les parties furent combinées avec art et devinrent indépendantes les unes des autres, quoique protégées par une construction plus forte. On commença dès lors à appliquer cette loi «que tout ce qui se défend doit être défendu.»

      Il nous faut dont atteindre la fin du XIIe siècle pour rencontrer le véritable château féodal, c'est-à-dire un groupe de bâtiments élevés avec ensemble, se défendant isolément, quoique réunis par une pensée de défense commune, disposés dans un certain ordre, de manière à ce qu'une partie étant enlevée, les autres possèdent encore leurs moyens complets de résistance, leurs ressources en magasins de munitions et de vivres, leurs issues libres soit pour faire des sorties et prendre l'offensive, soit pour faire échapper la garnison si elle ne peut plus tenir. Nous verrons tout à l'heure comment ce programme difficile à réaliser fut rempli avec une sagacité rare par Richard Coeur de Lion, pendant les


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<p>33</p>

Le roi de France, afin de corrompre les vassaux du duc Robert de Normandie. Roman de Rou, vers 15960.

<p>34</p>

Il avait de l'or à boisseaux.

<p>35</p>

Marquis, seigneurs chargés de la défense des marches ou frontières.