Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 3 - (C suite) - Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc


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(12), qui présente un flanquement continu très-fort, eu égard aux armes de jet de cette époque, ainsi que l'indiquent les lignes ponctuées. En élévation, cette muraille bossuée, dont la base s'appuie sur le roc taillé à pic, est d'un aspect formidable 44 (voy. 13). Aucune meurtrière n'est ouverte dans la partie inférieure; toute la défense était disposée au sommet 45. Les défenses du donjon ne sont pas moins intéressantes à étudier en ce qu'elles diffèrent de toutes celles adoptées avant Richard (voy. DONJON), et qu'elles sont surtout combinées en vue d'une attaque très-rapprochée. Richard semble avoir cherché, dans la construction des défenses du château Gaillard, à se prémunir contre le travail du mineur; c'est qu'en effet la mine et la sape étaient alors (au XIIe siècle) les moyens les plus généralement employés par des assiégeants pour faire brèche dans les murs d'une place forte, car les engins de jet n'étaient pas assez puissants pour entamer des murailles tant soit peu épaisses. On s'aperçoit que Richard, en vue de ce moyen d'attaque, a voulu flanquer avec soin la base des courtines, ne se fiant pas seulement aux escarpements naturels et à la profondeur des fossés pour arrêter l'assaillant.

      Le plan d'une portion de la muraille elliptique (fig. 12), est en cela d'un grand intérêt; son tracé dénote de la part de son auteur un soin, une recherche, une étude et une expérience de l'effet des armes de jet qui ne laissent pas de surprendre. Les portions de cylindre composant cette courtine ne descendent pas verticalement jusqu'à l'escarpe du fossé, mais pénètrent des portions de cônes en se rapprochant de la base, de manière à ce que les angles rentrants compris entre ces cônes et les murs intermédiaires ne puissent masquer un mineur. C'est enfin la ligne tirée dans l'axe des meurtrières latérales A qui a fait poser les points de rencontre B des bases des cônes inférieurs avec le talus du pied de la muraille. De plus, par les meurtrières A on pouvait encore, à cause de la disposition des surfaces courbes, viser un mineur attaché au point tangeant D, ainsi que l'indique la ligne C D. Si les portions de cylindres eussent été descendues verticalement, ou si ces segments eussent été des portions de cône sans surfaces gauches et sans changements de courbes, ainsi qu'il est indiqué en X, fig. 12 (en ne supposant pas les empattements plus forts que ceux donnés au rempart du château Gaillard, afin de ne pas faciliter l'escalade), les triangles P eussent été à l'abri des traits tirés dans l'axe des meurtrières latérales A.

      Par ces pénétrations très-subtiles de cylindres et de cônes, visibles dans la fig. 13, Richard découvrit tous les points de la base de la courtine à flanquement continu, ce qui était fort important dans un temps où l'attaque et la défense des places fortes ne devenaient sérieuses que lorsqu'elles étaient très-rapprochées. Aujourd'hui, tous les ingénieurs militaires nous diront que le tracé d'un bastion, ses profils bien ou mal calculés, peuvent avoir une influence considérable sur la conservation plus ou moins longue d'une place attaquée. Ces soins minutieux apportés par Richard dans le tracé de la dernière défense du château Gaillard, défense qui n'était prévue qu'en cas d'une attaque à pied-d'oeuvre par la sape et la mine, nous indiquent assez le génie particulier de cet homme de guerre, sachant calculer, prévoir, attachant une importance considérable aux détails les moins importants en apparence, et possédant ainsi ce qui fait les grands hommes, savoir: la justesse du coup d'oeil dans les conceptions d'ensemble et le soin, la recherche même, dans l'exécution des détails.

      Dans tous ces ouvrages, on ne rencontre aucune sculpture, aucune moulure; tout a été sacrifié à la défense; la maçonnerie est bien faite, composée d'un blocage de silex reliés par un excellent mortier revêtu d'un parement de petit appareil exécuté avec soin et présentant sur quelques points des assises alternées de pierres blanches et rousses.

      Tant que vécut Richard, Philippe-Auguste, malgré sa réputation bien acquise de grand preneur de forteresses, n'osa tenter de faire le siége du château Gaillard; mais après la mort de ce prince, et lorsque la Normandie fut tombée aux mains de Jean sans Terre, le roi français résolut de s'emparer de ce point militaire qui lui ouvrait les portes de Rouen. Le siége de cette place, raconté jusque dans les plus menus détails par le chapelain du roi Guillaume le Breton, témoin oculaire, fut un des plus grands faits militaires du règne de ce prince; et si Richard avait montré un talent remarquable dans les dispositions générales et dans les détails de la défense de cette place, Philippe-Auguste conduisit son entreprise en homme de guerre consommé.

      Le triste Jean sans Terre ne sut pas profiter des dispositions stratégiques de son prédécesseur. Philippe-Auguste, en descendant la Seine, trouve la presqu'île de Bernières inoccupée; les troupes normandes, trop peu nombreuses pour la défendre, se jettent dans le châtelet de l'île et dans le petit Andely, après avoir rompu le pont de bois qui mettait les deux rives du fleuve en communication. Le roi français commence par établir son campement dans la presqu'île, en face du château, appuyant sa gauche au village de Bernières et sa droite à Toëni (voy. fig. 10), en réunissant ces deux postes par une ligne de circonvallation dont on aperçoit encore aujourd'hui la trace K L. Afin de pouvoir faire arriver la flottille destinée à l'approvisionnement du camp, Philippe fait rompre par d'habiles nageurs l'estacade qui barre le fleuve, et cela sous une grêle de projectiles lancés par l'ennemi 46.

      «Aussitôt après, dit Guillaume le Breton, le roi ordonne d'amener de larges navires, tels que nous en voyons voguer sur le cours de la Seine, et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu du fleuve, en les couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de l'autre, un peu au-dessous des remparts du château; et, afin que le courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta à l'aide de pieux enfoncés en terre et unis par des cordes et des crochets. Les pieux ainsi dressés, le roi fit établir un pont sur des poutres soigneusement travaillées,» afin de pouvoir passer sur la rive droite... «Puis il fit élever sur quatre navires deux tours, construites avec des troncs d'arbres et de fortes pièces de chêne vert, liés ensemble par du fer et des chaînes bien tendues, pour en faire en même temps un point de défense pour le pont et un moyen d'attaque contre le châtelet. Puis les travaux, dirigés avec habileté sur ces navires, élevèrent les deux tours à une si grande hauteur, que de leur sommet les chevaliers pouvaient faire plonger leurs traits sur les murailles ennemies» (celles du châtelet situé au milieu de l'île).

      Cependant Jean sans Terre tenta de secourir la place: il envoya un corps d'armée composé de trois cents chevaliers et trois mille hommes à cheval, soutenus par quatre mille piétons et la bande du fameux Lupicar 47.

      Cette troupe se jeta la nuit sur les circonvallations de Philippe-Auguste, mit en déroute les ribauds, et eût certainement jeté dans le fleuve le camp des Français s'ils n'eussent été protégés par le retranchement et si quelques chevaliers, faisant allumer partout de grands feux, n'eussent rallié un corps d'élite qui, reprenant l'offensive, rejeta l'ennemi en dehors des lignes. Une flottille normande qui devait opérer simultanément contre les Français arriva trop tard; elle ne put détruire les deux grands beffrois de bois élevés au milieu de la Seine, et fut obligée de se retirer avec de grandes pertes.

      «Un certain Galbert, très-habile nageur, continue Guillaume le Breton, ayant rempli des vases avec des charbons ardents, les ferma et les frotta de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps la corde qui suspendait ces vases, et plongeant sous l'eau, sans être vu de personne, il va secrètement aborder aux palissades élevées en bois et en chêne, qui enveloppaient d'une double enceinte les murailles du châtelet. Puis, sortant de l'eau, il va mettre le feu aux palissades, vers le côté de la roche Gaillard qui fait face au château, et qui n'était défendu par personne, les ennemis n'ayant nullement craint une attaque sur ce point... Tout aussitôt le feu s'attache aux pièces de bois qui forment les retranchements et aux murailles qui enveloppent l'intérieur du chatelet.» La petite garnison de ce poste ne pouvant combattre les progrès de l'incendie, activée par un vent


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<p>44</p> ... «Mes l'autre (la seconde enceinte) est quatre tanz plus bèle, Trop sont plus bèles les entrées; Et les granz tours, dont les ventrées Ens el fonz du fossé s'espandent, Trop plus haut vers le ciel s'estandent. ... Entre les deus a grant espace, Pour ce que, se l'en préist l'une, L'autre à deffendre fut commune. Tout amont comme en réondèce, Resiet la mestre forterèce (la dernière enceinte) Qui rest noblement façonnée, Et de fossez environnée; Onques tiex ne feurent véuz. S'un rat estoit dedanz chéuz, Là seroit qui ne l'iroit querre.» (Guill. Guiart, vers 3238 et suiv.)

En effet, les fossés sont creusés à pic, et, comme le dit Guillaume, nul n'aurait pu aller chercher un rat qui serait tombé au fond.

<p>45</p>

Les constructions sont dérasées aujourd'hui au niveau du point O (fig. 13); il est probable que des hourds ou bretèches se posaient, en cas de siège, au sommet de la partie antérieure des segments, ainsi que nous l'avons indiqué en B, afin d'enfiler les fossés, de battre leur fond et d'empêcher ainsi le mineur de s'y attacher. Nous en sommes réduits sur ce point aux conjectures.

<p>46</p> «Pluseurs François garnis de targes, Que l'en doit entiex faiz loer, Prennent nus par Sainne à noer; À dalouères et à haches, Vont desrompant piex et estaches; Les gros fuz de leur place lièvent. Cil de Gaillart forment les grièvent, Qui entr'eus giètent grosses pierres, Dars et quarriaus à tranchanz quierres, Si espés que tous les en queuvrent. Non-pour-quant ileuques tant euvrent, Comment qu'aucuns ocis i soient, Que les trois paliz en envoient, Ronz et tranchiez, contreval Sainne, Si que toute nef, roide ou plainne Puet par là, sans destourbement, Passer assez legièrement.» (Guill. Guiart, vers 3310 et suiv.)
<p>47</p> «Anglois meuvent, le jour décline; Leur ost, qui par terre chemine, S'en va le petit pas serrée. Là ot tante lance serrée, Tante arbaleste destendue, Et tante targe à col pendue, Painte d'or, d'azur et de sable, Que li véoirs est délitable. (Guill. Guiart, vers 3445 et suiv.)