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de Baudelaire. Il ne faut pas oublier que l’œuvre de Haussmann, ses larges tracés qui ne s’embarrassaient d’aucune considération historique, étaient bien faits pour constituer un terrible memento mori à l’intention et au cœur de Paris même. Cette œuvre destructrice, toute pacifique qu’elle fût, illustrait pour la première fois et sur le corps de la ville même ce que pouvait l’action d’un seul homme pour anéantir ce qui, par des générations, avait été érigé. Un sentiment prémonitoire de l’insigne précarité des grands centres urbains n’est nullement absent des Tableaux parisiens. Le frisson nouveau dont Baudelaire, d’après Hugo, aurait doué la poésie, est un frisson d’appréhension.

      Le Paris baudelairien est pour ainsi dire une ville minée, ville défaillante, ville frêle. Rien de beau comme le poème Le soleil qui le montre traversé de rayons comme un vieux tissu précieux et râpé. Le vieillard, image sur laquelle se termine ce chant de la décrépitude qu’est le Crépuscule du matin – le vieillard qui jour après jour avec résignation se remet à la besogne est l’allégorie de la ville;

      Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,

      Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

      Pour Paris, même les êtres d’élection sont décrépits. Dans la foule immense des citadins, les vieilles femmes sont les seules que transfigurent leur faiblesse et leur dévouement.

      Seul un lecteur qui aurait saisi ce que signifie l’effacement de la ville dans la poésie urbaine de Baudelaire, pourra entrevoir la signification de certains vers qui vont à l’encontre de ce procédé. Chez Baudelaire, la discrétion dans l’évocation de la ville n’exclut pas le trait chargé, et même l’exagération. Tel le début du sonnet A une passante:

      La rue assourdissante autour de moi hurlait.

      Ce n’était pas seulement un accent absolument nouveau dans la poésie lyrique (accent dont la vigueur est doublée du fait qu’il est mis au début d’un poème), mais encore cette phrase, prise comme simple énoncé, paraît d’une hardiesse provocante. Certes, cette constatation, pour nous, habitués aux bruits ininterrompus des klaxons dans nos rues, n’a-t-elle rien d’étrange. Mais quelle dut être son étrangeté pour les contemporains du poète, et combien étrange est cette conception du Paris de dix huit cent cinquante d’où elle découlait. Dans ce poème, la singularité de la conception va de pair avec la maîtrise poétique. On est en droit d’y voir une évocation puissante de la foule. D’autre part, il n’y a pas, dans cette poésie, un seul passage qui y fasse allusion, à moins, toutefois, qu’on ne veuille la trouver dans son énigmatique phrase initiale. Tant il est vrai que Baudelaire ne peint pas.

      On peut, pour les Tableaux parisiens, parler d’une présence secrète de la foule. Danse macabre, Le crépuscule du soir, Les petites vieilles, en sont autant d’évocations. La foule innombrable de ses passants constitue le voile mouvant à travers lequel le promeneur parisien voit la ville. Aussi, les notations sur la foule, inspiratrice souveraine, source d’ivresse pour le passant solitaire, ne manquent-elles pas dans les Journaux intimes. Mieux que se référer à ces passages vaudrait peut-être de relire l’endroit magistral où Poe évoque la foule. On y retrouvera la valeur divinatoire de l’exagération dans ces premières tentatives de rendre la physionomie des grandes villes. »Le plus grand nombre de ceux qui passaient avaient un maintien convaincu et propre aux affaires, et ne semblaient occupés qu’à se frayer un chemin à travers la foule. Ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux vivement; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme d’impatience, mais rajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient, comme s’ils se sentaient seuls par le fait même de la multitude innombrable qui les entourait. Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion.«

      On pourrait difficilement considérer ce passage comme une description naturaliste. La charge est bien trop brutale. Mais ce passant dans une foule exposé à être bousculé par les gens qui se hâtent en tous sens, est une préfiguration du citoyen de nos jours quotidiennement bousculé par les nouvelles des journaux et de la T. S. F. et exposé à une suite de chocs qui atteignent parfois les assises de son existence même. Cette aperception divinatoire qui se trouve dans la description de Poe, Baudelaire l’a faite sienne. Il est allé plus loin: il a bien senti la menace que les foules de la grande ville constituent pour l’individu et pour son aparté. Une pièce singulière et déconcertante, Perte d’Auréole, relève de ses angoisses:

      »Vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os.«

      Quelques remarques des critiques les plus avisés pourront s’insérer ici. Gide, et après lui Jacques Rivière, ont insisté sur certains chocs intimes, certains décalages que subit le vers baudelairien dans sa structure. »Étrange train de paroles«, dit Rivière. »Tantôt comme une fatigue de la voix un mot plein de faiblesse:

      Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

      Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

      Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?«

      Ou bien

      Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures.

      On pourrait ajouter le célèbre début de poème:

      La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse.

      S’il paraissait hasardeux de rapprocher ces défaillances métriques de l’expérience du promeneur solitaire dans la foule, on pourrait se référer au poète lui-même. On lit, en effet, dans la dédicace des Petits poèmes en prose: »Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.«

      Nous venons de parler d’un promeneur solitaire. Solitaire, Baudelaire l’a été dans l’acception la plus atroce du mot. »Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des camarades, surtout – sentiment de destinée éternellement solitaire.« Ce sentiment porte, au-delà de sa signification individuelle, une empreinte sociale. Une parenthèse la dégagera brièvement.

      Dans la société féodale, jouir de ses loisirs – être exempt de travail – constituait un privilège. Privilège, non seulement de fait mais de droit. Les choses n’en sont plus là dans la société bourgeoise. La société féodale pouvait d’autant plus aisément reconnaître le privilège du loisir à certains d’entre ses membres qu’elle disposait des moyens d’anoblir cette attitude, voire de la transfigurer. La vie de la cour et la vie contemplative faisaient comme deux moules dans lesquels les loisirs du grand seigneur, du prélat et du guerrier pouvaient être coulés. Ces attitudes, celle de la représentation aussi bien que celle de la dévotion, convenaient au poète de cette société, et son œuvre les justifiait. En écrivant, le poète garde un contact, au moins indirect, avec la religion ou avec la cour, ou bien avec les deux. (Voltaire, le premier des littérateurs en vue, qui rompt délibérément avec l’Eglise, se ménage une retraite


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