Les grandes espérances. Charles Dickens

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Les grandes espérances - Charles Dickens


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      —Pas davantage, dit Joe, avec la même apparence de réflexion profonde. Non... je ne veux pas vous tromper... il n'est pas mon neveu.

      —Que diable vous est-il donc alors?» demanda l'étranger, qui me parut pousser bien vigoureusement ses investigations.

      M. Wopsle prit alors la parole, comme quelqu'un qui connaissait tout ce qui a rapport aux parentés, sa profession lui faisant un devoir de savoir par cœur jusqu'à quel degré de parenté il était interdit à un homme d'épouser une femme, et il expliqua les liens qui existaient entre Joe et moi. M. Wopsle ne termina pas sans citer avec un air terrible un passage de Richard III, et il s'imagina avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur ce sujet, quand il eut ajouté:

      «Comme dit le poète!»

      Ici, je dois remarquer qu'en parlant de moi, M. Wopsle trouvait nécessaire de me caresser les cheveux et de me les ramener jusque dans les yeux. Je ne pouvais concevoir pourquoi tous ceux qui venaient à la maison me soumettaient toujours au même traitement désagréable, dans les mêmes circonstances. Cependant, je ne me souviens pas d'avoir jamais été, dans ma première enfance, le sujet des conversations de notre cercle de famille; mais quelques personnes à large main me favorisaient de temps en temps de cette caresse ophtalmique pour avoir l'air de me protéger.

      Pendant tout ce temps, l'étranger n'avait regardé personne que moi; et; cette fois, il me regardait comme s'il se déterminait à faire feu sur l'objet qu'il visait depuis si longtemps. Mais il ne dit plus rien, jusqu'au moment où l'on apporta les verres de rhum; alors son coup partit, mais de la façon la plus singulière.

      Il se fit comprendre par une pantomime muette, qui s'adressait spécialement à moi. Il mêlait son grog au rhum, et il le goûtait tout en me regardant, non pas avec la cuiller qu'on lui avait donnée, mais avec une lime.

      Il me fit cela de manière à ce que personne autre que moi ne le vît, et quand il eût fini, il essuya la lime et la mit dans sa poche de côté. Dès que j'aperçus l'instrument, je reconnus mon forçat et la lime de Joe. Je le regardai sans pouvoir faire un mouvement; j'étais tout à fait fasciné; mais il s'appuyait alors sur son banc, sans s'inquiéter davantage de moi, et il se mit à parler de navets.

      Il y avait en Joe un tel besoin de se purifier et de se reposer tranquillement avant de rentrer à la maison, qu'il osait rester une demi-heure de plus dans la vie active le samedi que les autres jours. C'était une délicieuse demi-heure qui venait de se passer à boire ensemble du grog au rhum. Alors Joe se leva pour partir et me prit par la main.

      «Attendez un moment, monsieur Gargery, dit l'étranger, je crois avoir quelque part dans ma poche un beau shilling tout neuf, et, si je le trouve, ce sera pour ce petit.»

      Il le dénicha au milieu d'une poignée d'autres pièces de peu de valeur, l'enveloppa dans du papier chiffonné et me le donna.

      «C'est pour toi, dit-il, pour toi seul, tu entends?»

      Je le remerciai, en écarquillant sur lui mes yeux plus qu'il ne convenait à un enfant bien élevé, et en me cramponnant à la main de Joe. Il dit bonsoir à celui-ci, ainsi qu'à M. Wopsle, qui sortit en même temps que nous, et il me fit un dernier signe de son bon œil, non pas en me regardant, car il le ferma; mais quelles merveilles ne peut-on pas opérer avec un clignement d'œil!

      En rentrant à la maison, j'aurais pu parler tout à mon aise, si j'en avais eu l'envie, car M. Wopsle nous quitta à la porte des Trois jolis bateliers, et Joe marcha tout le temps, la bouche toute grande ouverte, pour se la rincer et faire passer l'odeur du rhum, en absorbant le plus d'air possible. J'étais comme stupéfié par le changement qui s'était opéré chez mon ancienne et coupable connaissance, et je ne pouvais penser à autre chose.

      Ma sœur n'était pas de trop mauvaise humeur quand nous entrâmes dans la cuisine, et Joe profita de cette circonstance extraordinaire pour lui parler de mon shilling tout neuf.

      «C'est une pièce fausse, j'en mettrais ma main au feu, dit Mrs Joe d'un air de triomphe; sans cela, il ne l'aurait pas donnée à cet enfant. Voyons cela.»

      Je sortis le shilling du papier, et il se trouva qu'il était parfaitement bon.

      «Mais qu'est-ce que cela? dit Mrs Joe, en rejetant le shilling et en saisissant le papier, deux banknotes d'une livre chacune!»

      Ce n'était en effet rien moins que deux grasses banknotes d'une livre, qui semblaient avoir vécu dans la plus étroite intimité avec tous les marchands de bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut aux Trois jolis bateliers, pour les restituer à leur propriétaire. Pendant son absence, je m'assis sur mon banc ordinaire, et je regardai ma sœur d'une manière significative, car j'étais à peu près certain que l'homme n'y serait plus.

      Bientôt Joe revint dire que l'homme était parti, mais que lui Joe avait laissé un mot à l'hôtelier des Trois jolis bateliers, relativement aux banknotes. Alors ma sœur les enveloppa avec soin dans un papier, et les mit dans une théière purement ornementale qui était placée sur une cheminée du salon de gala. Elles restèrent là bien des nuits, bien des jours, et ce fut un cauchemar incessant pour mon jeune esprit.

      Quand je fus couché, je revis l'étranger me visant toujours avec son arme invisible, et je pensais combien il était commun, grossier et criminel de conspirer secrètement avec des condamnés, chose à laquelle jusque là je n'avais pas pensé. La lime aussi me tourmentait, je craignais à tout moment de la voir reparaître. J'essayai bien de m'endormir en pensant que je reverrais miss Havisham le mercredi suivant; j'y réussis, mais dans mon sommeil, je vis la lime sortir d'une porte et se diriger vers moi, sans pourtant voir celui qui la tenait, et je m'éveillai en criant.

       Table des matières

      Le jour indiqué, je me rendis chez miss Havisham; je sonnai avec beaucoup d'hésitation, et Estelle parut. Elle ferma la porte après m'avoir fait entrer, et, comme la première fois, elle me précéda dans le sombre corridor où brûlait la chandelle. Elle ne parut faire attention à moi que lorsqu'elle eut la lumière dans la main, alors elle me dit avec hauteur:

      «Tu vas passer par ici aujourd'hui.»

      Et elle me conduisit dans une partie de la maison qui m'était complètement inconnue.

      Le corridor était très long, et semblait faire tout le tour de Manor House. Arrivée à une des extrémités, elle s'arrêta, déposa à terre sa chandelle et ouvrit une porte. Ici le jour reparut, et je me trouvai dans une petite cour pavée, dont la partie opposée était occupée par une maison séparée, qui avait dû appartenir au directeur ou au premier employé de la défunte brasserie. Il y avait une horloge au mur extérieur de cette maison. Comme la pendule de la chambre de miss Havisham et comme la montre de miss Havisham, cette horloge était arrêtée à neuf heures moins vingt minutes.

      Nous entrâmes par une porte qui se trouvait ouverte dans une chambre sombre et très basse de plafond. Il y avait quelques personnes dans cette chambre; Estelle se joignit à elles en me disant:

      «Tu vas rester là, mon garçon, jusqu'à ce qu'on ait besoin de toi.»

      «Là,» était la fenêtre, je m'y accoudai, et je restai «là,» dans un état d'esprit très désagréable, et regardant au dehors.

      La fenêtre donnait sur un coin du jardin fort misérable et très négligé, où il y avait une rangée de vieilles tiges de choux et un grand buis qui, autrefois, avait été taillé et arrondi comme un pudding; il avait à son sommet de nouvelles pousses de couleur différente, qui avaient altéré un peu sa forme, comme si cette partie du jardin avait touché à la casserole et s'était roussie. Telle fut, du moins, ma première impression, en contemplant cet arbre. Il


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