Les grandes espérances. Charles Dickens

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Les grandes espérances - Charles Dickens


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eussent voulu entrer pour me lapider.

      Je m'aperçus que mon arrivée avait arrêté la conversation, et que les personnes qui se trouvaient réunies dans cette pièce avaient les yeux fixés sur moi. Je ne pouvais rien voir, excepté la réverbération du feu sur les vitres, mais je sentais dans les articulations une gêne et une roideur qui me disaient que j'étais examiné avec une scrupuleuse attention.

      Il y avait dans cette chambre trois dames et un monsieur. Je n'avais pas été cinq minutes à la croisée, que, d'une manière ou d'une autre, ils m'avaient tous laissé voir qu'ils n'étaient que des flatteurs et des hâbleurs; mais chacun prétendait ne pas s'apercevoir que les autres étaient des flatteurs et des hâbleurs, parce que celui ou celle qui aurait admis ce soupçon aurait pu être accusé d'avoir les mêmes défauts.

      Tous avaient cet air inquiet et triste, de gens qui attendent le bon plaisir de quelqu'un, et la plus bavarde des dames avait bien de la peine à réprimer un bâillement, tout en parlant. Cette dame, qui avait nom Camille, me rappelait ma sœur, avec cette différence qu'elle était plus âgée, et que son visage, au premier coup d'œil, m'avait paru avoir des traits plus grossiers. Je commençais à penser que c'était une grâce du ciel si elle avait des traits quelconques, tant était haute et pâle la muraille inanimée que présentait sa face.

      «Pauvre chère âme! dit la dame avec une vivacité de manières tout à fait semblable à celle de ma sœur. Il n'a d'autre ennemi que lui-même.

      —Il serait bien plus raisonnable d'être l'ennemie de quelqu'un, dit le monsieur; bien plus naturel!

      —Mon cousin John, observa une autre dame, nous devons aimer notre prochain.

      —Sarah Pocket, repartit le cousin John, si un homme n'est pas son propre prochain, qui donc l'est?»

      Mis Pocket se mit à rire; Camille rit aussi, et elle dit en réprimant un bâillement:

      «Quelle idée!»

      Mais ils pensèrent, à ce que je crois, que cela était aussi une bien bonne idée. L'autre dame, qui n'avait pas encore parlé, dit avec emphase et gravité:

      «C'est vrai!... c'est bien vrai!

      —Pauvre âme! continua bientôt Camille (je savais qu'en même temps tout ce monde-là me regardait). Il est si singulier! croirait-on que quand la femme de Tom est morte, il ne pouvait pas comprendre l'importance du deuil que doivent porter les enfants? «Bon Dieu!» disait-il, «Camille, à quoi sert de mettre en noir les pauvres petits orphelins?... Comme Mathew! Quelle idée!...

      —Il y a du bon chez lui, dit le cousin John, il y a du bon chez lui; je ne nie pas qu'il n'y ait du bon chez lui, mais il n'a jamais eu, et n'aura jamais le moindre sentiment des convenances.

      —Vous savez combien j'ai été obligée d'être ferme, dit Camille. Je lui ai dit: «Il faut que cela soit, pour «l'honneur de la famille!» Et je lui ai répété que si l'on ne portait pas le deuil, la famille était déshonorée. Je discourai là-dessus, depuis le déjeuner jusqu'au dîner, au point d'en troubler ma digestion. Alors il se mit en colère et, en jurant, il me dit: «Eh bien! faites «comme vous voudrez!» Dieu merci, ce sera toujours une consolation pour moi de pouvoir me rappeler que je sortis aussitôt, malgré la pluie qui tombait à torrents, pour acheter les objets de deuil.

      —C'est lui qui les a payés, n'est-ce pas? demanda Estelle.

      —On ne demande pas, ma chère enfant, qui les a payés, reprit Camille; la vérité, c'est que je les ai achetées, et j'y penserai souvent avec joie quand je serai forcée de me lever la nuit.»

      Le bruit d'une sonnette lointaine, mêlé à l'écho d'un bruit ou d'un appel venant du couloir par lequel j'étais arrivé, interrompit la conversation et fit dire à Estelle:

      «Allons, mon garçon!»

      Quand je me retournai, ils me regardèrent tous avec le plus souverain mépris, et, en sortant, j'entendis Sarah Pocket qui disait:

      «J'en suis certaine. Et puis après?»

      Et Camille ajouta avec indignation:

      «A-t-on jamais vu pareille chose! Quelle i... dé... e...»

      Comme nous avancions dans le passage obscur, Estelle s'arrêta tout à coup en me regardant en face, elle me dit d'un ton railleur en mettant son visage tout près du mien:

      «Eh bien?

      —Eh bien, mademoiselle?» fis-je en me reculant.

      Elle me regardait et moi je la regardais aussi, bien entendu.

      «Suis-je jolie?

      —Oui, je vous trouve très jolie.

      —Suis-je fière?

      —Pas autant que la dernière fois, dis-je.

      —Pas autant?

      —Non.»

      Elle s'animait en me faisant cette dernière question, et elle me frappa au visage de toutes ses forces.

      «Maintenant, dit-elle, vilain petit monstre, que penses-tu de moi?

      —Je ne vous le dirai pas.

      —Parce que tu vas le dire là-haut.... Est-ce cela?

      —Non! répondis-je, ce n'est pas cela.

      —Pourquoi ne pleures-tu plus, petit misérable?

      —Parce que je ne pleurerai plus jamais pour vous,» dis-je.

      Ce qui était la déclaration la plus fausse qui ait jamais été faite, car je pleurais intérieurement, et Dieu sait la peine qu'elle me fit plus tard.

      Nous continuâmes notre chemin, et, en montant, nous rencontrâmes un monsieur qui descendait à tâtons.

      «Qui est-là? demanda le monsieur, en s'arrêtant et en me regardant.

      —Un enfant, dit Estelle.

      C'était un gros homme, au teint excessivement brun, avec une très grosse tête et avec de très grosses mains. Il me prit le menton et me souleva la tête pour me voir à la lumière. Il était prématurément chauve, et possédait une paire de sourcils noirs qui se tenaient tout droits; ses yeux étaient enfoncés dans sa tête, et leur expression était perçante et désagréablement soupçonneuse; il avait une grande chaîne de montre, et sur la figure de gros points noirs où sa barbe et ses favoris eussent été, s'il les eût laissé pousser. Il n'était rien pour moi, mais par hasard j'eus l'occasion de le bien observer.

      «Tu es des environs? dit-il.

      —Oui, monsieur, répondis-je.

      —Pourquoi viens-tu ici?

      —C'est miss Havisham qui m'a envoyé chercher, monsieur.

      —Bien. Conduis-toi convenablement. J'ai quelque expérience des jeunes gens, ils ne valent pas grand'chose à eux tous. Fais attention, ajouta-t-il, en mordant son gros index et en fronçant ses gros sourcils, fais attention à te bien conduire.»

      Là-dessus, il me lâcha, ce dont je fus bien aise, car sa main avait une forte odeur de savon, et il continua à monter l'escalier. Je me demandais à moi-même si ce n'était pas un docteur; mais non, pensai-je, ce ne peut être un docteur, il aurait des manières plus douces et plus avenantes. Du reste, je n'eus pas grand temps pour réfléchir à ce sujet, car nous nous trouvâmes bientôt dans la chambre de miss Havisham, où elle et tous les objets qui l'entouraient étaient exactement dans le même état où je les avais laissés. Estelle me laissa debout près de la porte, et j'y restai jusqu'à ce que miss Havisham jetât les yeux sur moi.

      «Ainsi donc, dit-elle sans la moindre surprise, les jours convenus sont écoulés?

      —Oui, madame, c'est aujourd'hui....

      —Là!... là!... là!... fit-elle avec son impatient


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