Moll Flanders. Daniel Defoe

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Moll Flanders - Daniel Defoe


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      Il ne me laissa pas le temps de répondre, mais poursuivit ainsi:

      —Ce qui s'est passé entre nous, mon enfant, tant que nous serons d'accord, peut être enterré et oublié; je resterai toujours votre ami sincère, sans nulle inclination à une intimité plus voisine quand vous deviendrez ma sœur; je vous supplie d'y réfléchir et de ne point vous opposer vous-même à votre salut et à votre prospérité: et, afin de vous assurer de ma sincérité, ajoute-t-il, je vous offre ici cinq cents livres en manière d'excuse pour les libertés que j'ai prises avec vous, et que nous regarderons, si vous voulez, comme quelques folies de nos vies passées dont il faut espérer que nous pourrons nous repentir.

      Je ne puis pas dire qu'aucune de ces paroles m'eût assez émue pour me donner une pensée décisive, jusqu'enfin il me dit très clairement que si je refusais, il avait le regret d'ajouter qu'il ne saurait continuer avec moi sur le même pied qu'auparavant; que bien qu'il m'aimât autant que jamais, et que je lui donnasse tout l'agrément du monde, le sentiment de la vertu ne l'avait pas abandonné au point qu'il souffrît de coucher avec une femme à qui son frère faisait sa cour pour l'épouser; que s'il prenait congé de moi sur un refus, quoi qu'il pût faire pour ne me laisser manquer de rien, s'étant engagé d'abord à m'entretenir, pourtant je ne devais point être surprise s'il était forcé de me dire qu'il ne pouvait se permettre de me revoir, et qu'en vérité je ne pouvais l'espérer.

      J'écoutai cette dernière partie avec quelques signes de surprise et de trouble, et je me retins à grand'peine de pâmer, car vraiment je l'aimais jusqu'à l'extravagance; mais il vit mon trouble, et m'engagea à réfléchir sérieusement, m'assura que c'était la seule manière de préserver notre mutuelle affection; que dans cette situation nous pourrions nous aimer en amis, avec la plus extrême passion, et avec un amour d'une parfaite pureté, libres de nos justes remords, libres des soupçons d'autres personnes; qu'il me serait toujours reconnaissant du bonheur qu'il me devait; qu'il serait mon débiteur tant qu'il vivrait, et qu'il payerait sa dette tant qu'il lui resterait le souffle.

      Ainsi, il m'amena, en somme, à une espèce d'hésitation, où je me représentais tous les dangers avec des figures vives, encore forcées par mon imagination; je me voyais jetée seule dans l'immensité du monde, pauvre fille perdue, car je n'étais rien de moins, et peut-être que je serais exposée comme telle; avec bien peu d'argent pour me maintenir, sans ami, sans connaissance au monde entier, sinon en cette ville où je ne pouvais prétendre rester. Tout cela me terrifiait au dernier point, et il prenait garde à toutes occasions de me peindre ces choses avec les plus sinistres couleurs; d'autre part, il ne manquait pas de me mettre devant les yeux la vie facile et prospère que j'allais mener.

      Il répondit à toutes les objections que je pouvais faire, et qui étaient tirées de son affection et de ses anciennes promesses, en me montrant la nécessité où nous étions de prendre d'autres mesures; et, quant à ses serments de mariage, le cours naturel des choses, dit-il, y avait mis fin par la grande probabilité qu'il y avait que je serais la femme de son frère avant le temps auquel se rapportaient toutes ses promesses.

      Ainsi, en somme, je puis le dire, il me raisonna contre toute raison et conquit tous mes arguments, et je commençai à apercevoir le danger où j'étais et où je n'avais pas songé d'abord, qui était d'être laissée là par les deux frères, et abandonnée seule au monde pour trouver le moyen de vivre.

      Ceci et sa persuasion m'arrachèrent enfin mon consentement, quoique avec tant de répugnance qu'il était bien facile de voir que j'irais à l'église comme l'ours au poteau; j'avais aussi quelques petites craintes que mon nouvel époux, pour qui, d'ailleurs, je n'avais pas la moindre affection, fût assez clairvoyant pour me demander des comptes à notre première rencontre au lit; mais soit qu'il l'eût fait à dessein ou non, je n'en sais rien, son frère aîné eut soin de le bien faire boire avant qu'il s'allât coucher, de sorte que j'eus le plaisir d'avoir un homme ivre pour compagnon de lit la première nuit. Comment il s'y prit, je n'en sais rien, mais je fus persuadée qu'il l'avait fait à dessein, afin que son frère ne pût avoir nulle notion de la différence qu'il y a entre une pucelle et une femme mariée; et, en effet, jamais il n'eut aucun doute là-dessus ou ne s'inquiéta l'esprit à tel sujet.

      Il faut qu'ici je revienne un peu en arrière, à l'endroit où j'ai interrompu. Le frère aîné étant venu à bout de moi, son premier soin fut d'entreprendre sa mère; et il ne cessa qu'il ne l'eût amenée à se soumettre, passive au point de n'informer le père qu'au moyen de lettres écrites par la poste; si bien qu'elle consentit à notre mariage secret et se chargea d'arranger l'affaire ensuite avec le père.

      Puis il cajola son frère, et lui persuada qu'il lui avait rendu un inestimable service, se vanta d'avoir obtenu le consentement de sa mère, ce qui était vrai, mais n'avait point été fait pour le servir, mais pour se servir soi-même; mais il le pipa ainsi avec diligence, et eut tout le renom d'un ami fidèle pour s'être débarrassé de sa maîtresse en la mettant dans les bras de son frère pour en faire sa femme. Si naturellement les hommes renient l'honneur, la justice et jusqu'à la religion, pour obtenir de la sécurité!

      Il me faut revenir maintenant au frère Robin, comme nous l'appelions toujours, et qui, ayant obtenu le consentement de sa mère, vint à moi tout gonflé de la nouvelle, et m'en dit l'histoire avec une sincérité si visible que je dois avouer que je fus affligée de servir d'instrument à décevoir un si honnête gentilhomme; mais il n'y avait point de remède, il voulait me prendre, et je n'étais pas obligée de lui dire que j'étais la maîtresse de son frère, quoique je n'eusse eu d'autre moyen de l'écarter; de sorte que je m'accommodai peu à peu, et voilà que nous fûmes mariés.

      La pudeur s'oppose à ce que je révèle les secrets du lit nuptial; mais rien ne pouvait être si approprié à ma situation que de trouver un mari qui eût la tête si brouillée en se mettant au lit, qu'il ne put se souvenir le matin s'il avait eu commerce avec moi ou non; et je fus obligée de le lui affirmer, quoiqu'il n'en fut rien, afin d'être assurée qu'il ne s'inquiéterait d'aucune chose.

      Il n'entre guère dans le dessein de cette histoire de vous instruire plus à point sur cette famille et sur moi-même, pendant les cinq années que je vécus avec ce mari, sinon de remarquer que de lui j'eus deux enfants, et qu'il mourut au bout des cinq ans; il avait vraiment été un très bon mari pour moi, et nous avions vécu très agréablement ensemble; mais comme il n'avait pas reçu grand'chose de sa famille, et que dans le peu de temps qu'il vécut il n'avait pas acquis grand état, ma situation n'était pas belle, et ce mariage ne me profita guère. Il est vrai que j'avais conservé les billets du frère aîné où il s'engageait à me payer 500£ pour mon consentement à épouser son frère; et ces papiers, joints à ce que j'avais mis de côté sur l'argent qu'il m'avait donné autrefois, et environ autant qui me venait de mon mari, me laissèrent veuve avec près de 1 200£ en poche.

      Mes deux enfants me furent heureusement ôtés de dessus les bras par le père et la mère de mon mari; et c'est le plus clair de ce qu'ils eurent de Mme Betty.

      J'avoue que je n'éprouvai pas le chagrin qu'il convenait de la mort de mon mari; et je ne puis dire que je l'aie jamais aimé comme j'aurais dû le faire, ou que je répondis à la tendresse qu'il montra pour moi; car c'était l'homme le plus délicat, le plus doux et de meilleure humeur qu'une femme pût souhaiter; mais son frère, qui était si continuellement devant mes yeux, au moins pendant notre séjour à la campagne, était pour moi un appât éternel; et jamais je ne fus au lit avec mon mari, que je ne me désirasse dans les bras de son frère; et bien que le frère ne fît jamais montre d'une affection de cette nature après notre mariage, mais se conduisît justement à la manière d'un frère, toutefois il me fut impossible d'avoir les mêmes sentiments à son égard; en somme, il ne se passait pas de jour où je ne commisse avec lui adultère et inceste dans mes désirs, qui, sans doute, étaient aussi criminels que des actes.

      Avant que mon mari mourût, son frère aîné se maria, et comme à cette époque nous avions quitté la ville pour habiter Londres, la vieille dame nous écrivit pour nous prier aux noces; mon mari y alla, mais je feignis d'être indisposée, et ainsi je pus rester à la maison; car, en somme, je n'aurais pu supporter de le voir donné à une autre femme, quoique


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