Moll Flanders. Daniel Defoe
Читать онлайн книгу.et puis je te le dirai.
Ainsi elle courut jusqu'à ma porte et m'avertit, puis elle lui cria:
—Mon frère, dit-elle, tu peux rentrer s'il te plaît.
Si bien qu'il entra, semblant perdu dans la même sorte de fantaisie:
—Eh bien, dit-il à la porte, en entrant, où est donc cette personne malade qui est amoureuse? Comment vous trouvez-vous, madame Betty?
J'aurais voulu me lever de ma chaise, mais j'étais si faible que je ne le pus pendant un bon moment; et il le vit bien, et sa sœur aussi, et elle dit:
—Allons, n'essayez pas de vous lever, mon frère ne désire aucune espèce de cérémonie, surtout maintenant que vous êtes si faible.
—Non, non, madame Betty, je vous en prie, restez assise tranquillement, dit-il,—et puis s'assied sur une chaise, droit en face de moi, où il parut être extraordinairement gai.
Il nous tint une quantité de discours vagues, à sa sœur et à moi; parfois à propos d'une chose, parfois à propos d'une autre, à seule fin de l'amuser, et puis de temps en temps revenait à la vieille histoire.
—Pauvre madame Betty, dit-il, c'est une triste chose que d'être amoureuse; voyez, cela vous a bien tristement affaiblie.
Enfin je parlai un peu.
—Je suis heureuse de vous voir si gai, monsieur, dis-je, mais je crois que le docteur aurait pu trouver mieux à faire que de s'amuser aux dépens de ses patients; si je n'avais eu d'autre maladie, je me serais trop bien souvenue du proverbe pour avoir souffert qu'il me rendît visite.
—Quel proverbe? dit-il; quoi?
Quand amour est en l'âme, Le docteur est un âne.
Est-ce que c'est celui-là, madame Betty?
Je souris et ne dis rien.
—Oui-dà! dit-il, je crois que l'effet a bien prouvé que la cause est d'amour; car il semble que le docteur vous ait rendu bien peu de service; vous vous remettez très lentement, je soupçonne quelque chose là-dessous, madame; je soupçonne que vous soyez malade du mal des incurables.
Je souris et dis: «Non, vraiment, monsieur, ce n'est point du tout ma maladie.»
Nous eûmes abondance de tels discours, et parfois d'autres qui n'avaient pas plus de signification; d'aventure il me demanda de leur chanter une chanson; sur quoi je souris et dis que mes jours de chansons étaient passés. Enfin il me demanda si je voulais qu'il me jouât de la flûte; sa sœur dit qu'elle croyait que ma tête ne pourrait le supporter; je m'inclinai et dis:
—Je vous prie, madame, ne vous y opposez pas; j'aime beaucoup la flûte.
Alors sa sœur dit: «Eh bien, joue alors, mon frère.» Sur quoi il tira de sa poche la clef de son cabinet:
—Chère sœur, dit-il, je suis bien paresseux; je te prie d'aller jusque-là me chercher ma flûte; elle est dans tel tiroir (nommant un endroit où il était sûr qu'elle n'était point, afin qu'elle pût mettre un peu de temps à la recherche).
Sitôt qu'elle fut partie, il me raconta toute l'histoire du discours de son frère à mon sujet, et de son inquiétude qui était la cause de l'invention qu'il avait faite de cette visite. Je l'assurai que je n'avais jamais ouvert la bouche, soit à son frère, soit à personne d'autre; je lui dis l'horrible perplexité où j'étais; que mon amour pour lui, et la proposition qu'il m'avait faite d'oublier cette affection et de la transporter sur un autre, m'avaient abattue; et que j'avais mille fois souhaité de mourir plutôt que de guérir et d'avoir à lutter avec les mêmes circonstances qu'avant; j'ajoutai que je prévoyais qu'aussitôt remise je devrais quitter la famille, et que, pour ce qui était d'épouser son frère, j'en abhorrais la pensée, après ce qui s'était passé entre nous, et qu'il pouvait demeurer persuadé que je ne reverrais jamais son frère à ce sujet. Que s'il voulait briser tous ses vœux et ses serments et ses engagements envers moi, que cela fut entre sa conscience et lui-même; mais il ne serait jamais capable de dire que moi, qu'il avait persuadée de se nommer sa femme, et qui lui avais donné la liberté de faire usage de moi comme d'une femme, je ne lui avais pas été fidèle comme doit l'être une femme, quoi qu'il pût être envers moi.
Il allait répondre et avait dit qu'il était fâché de ne pouvoir me persuader, et il allait en dire davantage, mais il entendit sa sœur qui revenait, et je l'entendis aussi bien; et pourtant je m'arrachai ces quelques mots en réponse, qu'on ne pourrait jamais me persuader d'aimer un frère et d'épouser l'autre. Il secoua la tête et dit: «Alors je suis perdu.» Et sur ce point sa sœur entra dans la chambre et lui dit qu'elle ne pouvait trouver la flûte. «Eh bien, dit-il gaiement, cette paresse ne sert de rien», puis se lève et s'en va lui-même pour la chercher, mais revient aussi les mains vides, non qu'il n'eût pu la trouver, mais il n'avait nulle envie de jouer; et d'ailleurs le message qu'il avait donné à sa sœur avait trouvé son objet d'autre manière; car il désirait seulement me parler, ce qu'il avait fait, quoique non pas grandement à sa satisfaction.
Il se passa, peu de semaines après, que je pus aller et venir dans la maison, comme avant, et commençai à me sentir plus forte; mais je continuai d'être mélancolique et renfermée, ce qui surprit toute la famille, excepté celui qui en savait la raison; toutefois ce fut longtemps avant qu'il y prît garde, et moi, aussi répugnante à parler que lui, je me conduisis avec tout autant de respect, mais jamais ne proposai de dire un mot en particulier en quelque manière que ce fût; et ce manège dura seize ou dix-sept semaines; de sorte qu'attendant chaque jour d'être renvoyée de la famille, par suite du déplaisir qu'ils avaient pris sur un autre chef en quoi je n'avais point de faute, je n'attendais rien de plus de ce gentilhomme, après tous ses vœux solennels, que ma perte et mon abandon.
À la fin je fis moi-même à la famille une ouverture au sujet de mon départ; car un jour que la vieille dame me parlait sérieusement de ma position et de la pesanteur que la maladie avait laissée sur mes esprits:
—Je crains, Betty, me dit la vieille dame, que ce que je vous ai confié au sujet de mon fils n'ait eu sur vous quelque influence et que vous ne soyez mélancolique à son propos; voulez-vous, je vous prie, me dire ce qu'il en est, si toutefois ce n'est point trop de liberté? car pour Robin, il ne fait que se moquer et plaisanter quand je lui en parle.
—Mais, en vérité, madame, dis-je, l'affaire en est où je ne voudrais pas qu'elle fût, et je serai entièrement sincère avec vous, quoi qu'il m'en advienne. Monsieur Robert m'a plusieurs fois proposé le mariage, ce que je n'avais aucune raison d'attendre, regardant ma pauvre condition; mais je lui ai toujours résisté, et cela peut-être avec des termes plus positifs qu'il ne me convenait, eu égard au respect que je devrais avoir pour toute branche de votre famille; mais, dis-je, madame, je n'aurais jamais pu oublier à ce point les obligations que je vous ai, et à toute votre maison, et souffrir de consentir à une chose que je savais devoir vous être nécessairement fort désobligeante, et je lui ai dit positivement que jamais je n'entretiendrais une pensée de cette sorte, à moins d'avoir votre consentement, et aussi celui de son père, à qui j'étais liée par tant d'invincibles obligations.
—Et ceci est-il possible, madame Betty? dit la vieille dame. Alors vous avez été bien plus juste envers nous que nous ne l'avons été pour vous; car nous vous avons tous regardée comme une espèce de piège dressé contre mon fils; et j'avais à vous faire une proposition au sujet de votre départ, qui était causé par cette crainte; mais je n'en avais pas fait encore mention, parce que je redoutais de trop vous affliger et de vous abattre de nouveau; car nous avons encore de l'estime pour vous, quoique non pas au point de la laisser tourner à la ruine de mon fils; mais s'il en est comme vous dites, nous vous avons tous fait grand tort.
—Pour ce qui est de la vérité de ce que j'avance, madame, dis-je, je vous en remets à votre fils lui-même: s'il veut me faire quelque justice, il vous dira l'histoire tout justement comme je l'ai dite.
Voilà la vieille dame partie chez ses filles, et leur raconte toute l'histoire justement comme je la lui avais dite, et vous pensez bien qu'elles en furent surprises