Moll Flanders. Daniel Defoe
Читать онлайн книгу.sur-le-champ.
J'étais donc dans une grande angoisse et ne savais que faire; la principale difficulté était que le frère cadet non seulement m'assiégeait étroitement, mais le laissait voir; il entrait dans la chambre de sa sœur ou dans la chambre de sa mère, s'asseyait, et me disait mille choses aimables, en face d'elles; si bien que toute la maison en parlait, et que sa mère l'en blâma, et que leur conduite envers moi parut toute changée: bref, sa mère avait laissé tomber quelques paroles par où il était facile de comprendre qu'elle voulait me faire quitter la famille, c'est-à-dire, en français, me jeter à la porte.
Or, j'étais sûre que ceci ne pouvait être un secret pour son frère; seulement il pouvait penser (car personne n'y songeait encore) que son frère cadet ne m'avait fait aucune proposition; mais de même que je voyais facilement que les choses iraient plus loin, ainsi vis-je pareillement qu'il y avait nécessité absolue de lui en parler ou qu'il m'en parlât, mais je ne savais pas si je devais m'ouvrir à lui la première ou bien attendre qu'il commençât.
Après sérieuse considération, car, en vérité, je commençais maintenant d'abord à considérer les choses très sérieusement, je résolus de lui en parler la première, et il ne se passa pas longtemps avant que j'en eusse l'occasion, car précisément le jour suivant son frère alla à Londres en affaires, et la famille étant sortie en visite, comme il arrivait avant, il vint, selon sa coutume, passer une heure ou deux avec Mme Betty.
Quand il se fut assis un moment, il vit facilement qu'il y avait un changement dans mon visage, que je n'étais pas si libre avec lui et si gaie que de coutume, et surtout que je venais de pleurer; il ne fut pas long à le remarquer, et me demanda très tendrement ce qu'il y avait et si quelque chose me tourmentait. J'aurais bien remis la confidence, si j'avais pu, mais je ne pouvais plus dissimuler; et après m'être fait longuement importuner pour me laisser tirer ce que je désirais si ardemment révéler, je lui dis qu'il était vrai qu'une chose me tourmentait, et une chose de nature telle que je pouvais à peine la lui cacher, et que pourtant je ne pouvais savoir comment la lui dire; que c'était une chose qui non seulement me surprenait, mais m'embarrassait fortement, et que je ne savais quelle décision prendre, à moins qu'il voulût me conseiller. Il me répondit avec une grande tendresse que, quelle que fut la confidence, je ne devais m'inquiéter de rien, parce qu'il me protégerait de tout le monde.
Je commençai à tirer de loin, et lui dis que je craignais que mesdames eussent obtenu quelque secrète information de notre liaison; car il était facile de voir que leur conduite était bien changée à mon égard, et maintenant les choses en étaient venues au point qu'elles me trouvaient souvent en faute et parfois me querellaient tout de bon, quoique je n'y donnasse pas la moindre occasion; qu'au lieu que j'avais toujours couché d'ordinaire avec la sœur aînée, on m'avait mise naguère à coucher toute seule ou avec une des servantes, et que je les avais surprises plusieurs fois à parler très cruellement de moi; mais que ce qui confirmait le tout était qu'une des servantes m'avait rapporté qu'elle avait entendu dire que je devais être mise à la porte, et qu'il ne valait rien pour la famille que je demeurasse plus longtemps dans la maison.
Il sourit en m'entendant, et je lui demandai comment il pouvait prendre cela si légèrement, quand il devait bien savoir que si nous étions découverts, j'étais perdue et que cela lui ferait du tort, bien qu'il n'en dût pas être ruiné, comme moi. Je lui reprochai vivement de ressembler au reste de son sexe, qui, ayant à merci la réputation d'une femme, en font souvent leur jouet ou au moins la considèrent comme une babiole, et comptent la ruine de celles dont ils ont fait leur volonté comme une chose de nulle valeur.
Il vit que je m'échauffais et que j'étais sérieuse, et il changea de style sur-le-champ; il me dit qu'il était fâché que j'eusse une telle pensée sur lui; qu'il ne m'en avait jamais donné la moindre occasion, mais s'était montré aussi soucieux de ma réputation que de la sienne propre; qu'il était certain que notre liaison avait été gouvernée avec tant d'adresse que pas une créature de la famille ne faisait tant que de la soupçonner; que s'il avait souri quand je lui avais dit mes pensées, c'était à cause de l'assurance qu'il venait de recevoir qu'on n'avait même pas une lueur sur notre entente, et que lorsqu'il me dirait les raisons qu'il avait de se sentir en sécurité, je sourirais comme lui, car il était très certain qu'elles me donneraient pleine satisfaction.
—Voilà un mystère que je ne saurais entendre, dis-je, ou comment pourrais-je être satisfaite d'être jetée à la porte? Car si notre liaison n'a pas été découverte, je ne sais ce que j'ai fait d'autre pour changer les visages que tournent vers moi tous ceux de la famille, qui jadis me traitaient avec autant de tendresse que si j'eusse été une de leurs enfants.
—Mais vois-tu, mon enfant, dit-il: qu'ils sont inquiets à ton sujet, c'est parfaitement vrai, mais qu'ils aient le moindre soupçon du cas tel qu'il est, en ce qui nous concerne, toi et moi, c'est si loin d'être vrai qu'ils soupçonnent mon frère Robin, et, en somme, ils sont pleinement persuadés qu'il te fait la cour; oui-dà, et c'est ce sot lui-même qui le leur a mis dans la tête, car il ne cesse de babiller là-dessus et de se rendre ridicule. J'avoue que je pense qu'il a grand tort d'agir ainsi, puisqu'il ne saurait ne pas voir que cela les vexe et les rend désobligeants pour toi; mais c'est une satisfaction pour moi, à cause de l'assurance que j'en tire qu'ils ne me soupçonnent en rien, et j'espère que tu en seras satisfaite aussi.
—Et je le suis bien, dis-je, en une manière, mais qui ne touche nullement ma position, et ce n'est pas là la chose principale qui me tourmente, quoique j'en aie été bien inquiète aussi.
—Et qu'est-ce donc alors? dit-il.
Là-dessus j'éclatai en larmes, et ne pus rien lui dire du tout; il s'efforça de m'apaiser de son mieux, mais commença enfin de me presser très fort de lui dire ce qu'il y avait; enfin, je répondis que je croyais de mon devoir de le lui dire, et qu'il avait quelque droit de le savoir, outre que j'avais besoin de son conseil, car j'étais dans un tel embarras que je ne savais comment faire, et alors je lui racontai toute l'affaire: je lui dis avec quelle imprudence s'était conduit son frère, en rendant la chose si publique, car s'il l'avait gardée secrète j'aurais pu le refuser avec fermeté sans en donner aucune raison, et, avec le temps, il aurait cessé ses sollicitations; mais qu'il avait eu la vanité, d'abord de se persuader que je ne le refuserais pas, et qu'il avait pris la liberté, ensuite, de parler de son dessein à la maison entière.
Je lui dis à quel point je lui avais résisté, et combien...ses offres étaient honorables et sincères.
—Mais, dis-je, ma situation va être doublement difficile, car elles m'en veulent maintenant, parce qu'il désire m'avoir; mais elles m'en voudront davantage quand elles verront que je l'ai refusé, et elles diront bientôt: «Il doit y avoir quelque chose d'autre là-dedans», et que je suis déjà mariée à quelqu'un d'autre, sans quoi je ne refuserais jamais une alliance si au-dessus de moi que celle-ci.
Ce discours le surprit vraiment beaucoup; il me dit que j'étais arrivée, en effet, à un point critique, et qu'il ne voyait pas comment je pourrais me tirer d'embarras; mais qu'il y réfléchirait et qu'il me ferait savoir à notre prochaine entrevue à quelle résolution il s'était arrêté; cependant il me pria de ne pas donner mon consentement à son frère, ni de lui opposer un refus net, mais de le tenir en suspens.
Je parus sursauter à ces mots «ne pas donner mon consentement»; je lui dis qu'il savait fort bien que je n'avais pas de consentement à donner, qu'il s'était engagé à m'épouser, et que moi, par là même, j'étais engagée à lui, qu'il m'avait toujours dit que j'étais sa femme, et que je me considérais en effet comme telle, aussi bien que si la cérémonie en eût été passée, et que c'était sa propre bouche qui m'en donnait droit, puisqu'il m'avait toujours persuadée de me nommer sa femme.
—Voyons, ma chérie, dit-il, ne t'inquiète pas de cela maintenant; si je ne suis pas ton mari, je ferai tout l'office d'un mari, et que ces choses ne te tourmentent point maintenant, mais laisse-moi examiner un peu plus avant cette affaire et je pourrai t'en dire davantage à notre prochaine entrevue.
Ainsi il m'apaisa du mieux qu'il put, mais je le trouvai très songeur, et quoiqu'il se montrât très tendre et me