Moll Flanders. Daniel Defoe

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Moll Flanders - Daniel Defoe


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ne pouvez pas, dis-je, sans la plus extrême injustice, penser que j'aie cédé à toute ces persuasions sans un amour qui ne pouvait être mis en doute, qui ne pouvait être ébranlé par rien de ce qui eût pu survenir; si vous avez sur moi des pensées si peu honorables, je suis forcée de vous demander quel fondement je vous ai donné à une telle persuasion. Si jadis j'ai cédé aux importunités de mon inclination, et si j'ai été engagée à croire que je suis vraiment votre femme, donnerai-je maintenant le démenti à tous ces arguments, et prendrai-je le nom de catin ou de maîtresse, qui est la même chose? Et allez-vous me transférer à votre frère? Pouvez-vous transférer mon affection? Pouvez-vous m'ordonner de cesser de vous aimer et m'ordonner de l'aimer? Est-il en mon pouvoir, croyez-vous, de faire un tel changement sur commande? Allez, monsieur, dis-je, soyez persuadé que c'est une chose impossible, et, quel que puisse être le changement de votre part, que je resterai toujours fidèle; et j'aime encore bien mieux, puisque nous en sommes venus à une si malheureuse conjoncture, être votre catin que la femme de votre frère.

      Il parut satisfait et touché par l'impression de ce dernier discours, et me dit qu'il restait là où il s'était tenu avant; qu'il ne m'avait été infidèle en aucune promesse qu'il m'eût faite encore, mais que tant de choses terribles s'offraient à sa vue en cette affaire, qu'il avait songé à l'autre comme un remède; mais qu'il pensait bien qu'elle ne marquerait pas une entière séparation entre nous, que nous pourrions, au contraire, nous aimer en amis tout le reste de nos jours, et peut-être avec plus de satisfaction qu'il n'était possible en la situation où nous étions présentement; qu'il se faisait fort de dire que je ne pouvais rien appréhender de sa part sur la découverte d'un secret qui ne pourrait que nous réduire à rien, s'il paraissait au jour; enfin qu'il n'avait qu'une seule question à me faire, et qui pourrait s'opposer à son dessein, et que s'il obtenait une réponse à cette question, il ne pouvait que penser encore que c'était pour moi la seule décision possible.

      Je devinai sa question sur-le-champ, à savoir si je n'étais pas grosse. Pour ce qui était de cela, lui dis-je, il n'avait besoin d'avoir cure, car je n'étais pas grosse.

      —Eh bien, alors, ma chérie, dit-il, nous n'avons pas le temps de causer plus longtemps maintenant; réfléchis; pour moi, je ne puis qu'être encore d'opinion que ce sera pour toi le meilleur parti à prendre.

      Et là-dessus, il prit congé, et d'autant plus à la hâte que sa mère et ses sœurs sonnaient à la grande porte dans le moment qu'il s'était levé pour partir.

      Il me laissa dans la plus extrême confusion de pensée; et il s'en aperçut aisément le lendemain et tout le reste de la semaine, mais ne trouva pas l'occasion de me joindre jusqu'au dimanche d'après, qu'étant indisposée, je n'allai pas à l'église, et lui, imaginant quelque excuse, resta à la maison.

      Et maintenant il me tenait encore une fois pendant une heure et demie toute seule, et nous retombâmes tout du long dans les mêmes arguments; enfin je lui demandai avec chaleur quelle opinion il devait avoir de ma pudeur, s'il pouvait supposer que j'entretinsse seulement l'idée de coucher avec deux frères, et lui assurai que c'était une chose impossible; j'ajoutais que s'il me disait même qu'il ne me reverrait jamais (et rien que la mort ne pourrait m'être plus terrible), pourtant je ne pourrais jamais entretenir une pensée si peu honorable pour moi et si vile pour lui; et qu'ainsi je le suppliais, s'il lui restait pour moi un grain de respect ou d'affection, qu'il ne m'en parlât plus ou qu'il tirât son épée pour me tuer.

      Il parut surpris de mon obstination, comme il la nomma; me dit que j'étais cruelle envers moi-même, cruelle envers lui tout ensemble; que c'était pour nous deux une crise inattendue, mais qu'il ne voyait pas d'autre moyen de nous sauver de la ruine, d'où il lui paraissait encore plus cruel; mais que s'il ne devait plus m'en parler, il ajouta avec une froideur inusitée qu'il ne connaissait rien d'autre dont nous eussions à causer, et ainsi se leva pour prendre congé; je me levai aussi, apparemment avec la même indifférence, mais quand il vint me donner ce qui semblait un baiser d'adieu, j'éclatai dans une telle passion de larmes, que bien que j'eusse voulu parler, je ne le pus, et lui pressant seulement la main, parus lui donner l'adieu, mais pleurai violemment. Il en fut sensiblement ému, se rassit, et me dit nombre de choses tendres, mais me pressa encore sur la nécessité de ce qu'il avait proposé, affirmant toujours que si je refusais, il continuerait néanmoins à m'entretenir du nécessaire, mais me laissant clairement voir qu'il me refuserait le point principal, oui, même comme maîtresse; se faisant un point d'honneur de ne pas coucher avec la femme qui, autant qu'il en pouvait savoir, pourrait un jour ou l'autre venir à être la femme de son frère.

      La simple perte que j'en faisais comme galant n'était pas tant mon affliction que la perte de sa personne, que j'aimais en vérité à la folie, et la perte de toutes les espérances que j'entretenais, et sur lesquelles j'avais tout fondé, de l'avoir un jour pour mari; ces choses m'accablèrent l'esprit au point qu'en somme les agonies de ma pensée me jetèrent en une grosse fièvre, et il se passa longtemps que personne dans la famille n'attendait plus de me voir vivre.

      J'étais réduite bien bas en vérité, et j'avais souvent le délire; mais rien n'était si imminent pour moi que la crainte où j'étais de dire dans mes rêveries quelque chose qui pût lui porter préjudice. J'étais aussi tourmentée dans mon esprit par le désir de le voir, et lui tout autant par celui de me voir, car il m'aimait réellement avec la plus extrême passion; mais cela ne put se faire; il n'y eut pas le moindre moyen d'exprimer ce désir d'un côté ou de l'autre. Ce fut près de cinq semaines que je gardai le lit; et quoique la violence de ma fièvre se fût apaisée au bout de trois semaines, cependant elle revint par plusieurs fois; et les médecins dirent à deux ou trois reprises qu'il ne pouvaient plus rien faire pour moi, et qu'il fallait laisser agir la nature et la maladie; au bout de cinq semaines, je me trouvai mieux, mais si faible, si changée, et je me remettais si lentement que les médecins craignirent que je n'entrasse en maladie de langueur; et ce qui fut mon plus grand ennui, ils exprimèrent l'avis que mon esprit était accablé, que quelque chose me tourmentait, et qu'en somme j'étais amoureuse. Là-dessus toute la maison se mit à me presser de dire si j'étais amoureuse ou non, et de qui; mais, comme bien je pouvais, je niai que je fusse amoureuse de personne.

      Ils eurent à cette occasion une picoterie sur mon propos un jour pendant qu'ils étaient à table, qui pensa mettre toute la famille en tumulte. Ils se trouvaient être tous à table, à l'exception du père; pour moi, j'étais malade, et dans ma chambre; au commencement de la conversation, la vieille dame qui m'avait envoyé d'un plat à manger, pria sa servante de monter me demander si j'en voulais davantage; mais la servante redescendit lui dire que je n'avais pas mangé la moitié de ce qu'elle m'avait envoyé déjà.

      —Hélas! dit la vieille dame, la pauvre fille! Je crains bien qu'elle ne se remette jamais.

      —Mais, dit le frère aîné, comment Mme Betty pourrait-elle se remettre, puisqu'on dit qu'elle est amoureuse?

      —Je n'en crois rien, dit la vieille dame.

      —Pour moi, dit la sœur aînée, je ne sais qu'en dire; on a fait un tel vacarme sur ce qu'elle était si jolie et si charmante, et je ne sais quoi, et tout cela devant elle, que la tête de la péronnelle, je crois, en a été tournée, et qui sait de quoi elle peut être possédée après de telles façons? pour ma part, je ne sais qu'en penser.

      —Pourtant, ma sœur, il faut reconnaître qu'elle est très jolie, dit le frère aîné.

      —Oui certes, et infiniment plus jolie que toi, ma sœur, dit Robin, et voilà ce qui te mortifie.

      —Bon, bon, là n'est pas la question, dit sa sœur; la fille n'est pas laide, et elle le sait bien; on n'a pas besoin de le lui répéter pour la rendre vaniteuse.

      —Nous ne disons pas qu'elle est vaniteuse, repart le frère aîné, mais qu'elle est amoureuse; peut-être qu'elle est amoureuse de soi-même: il paraît que mes sœurs ont cette opinion.

      —Je voudrais bien qu'elle fût amoureuse de moi, dit Robin, je la tuerais vite de peine.

      —Que veux-tu dire par là, fils? dit la vieille dame; comment peux-tu parler ainsi?

      —Mais,


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