Le dernier vivant. Paul Feval

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Le dernier vivant - Paul  Feval


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estomac criait littéralement famine.

      Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon œil d'affamé fit le tour de la chambre.

      Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait servi à mon déjeuner du matin.

      Je poussai le cri des naufragés de la Méduse apercevant une voile à l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes et mes paperasses.

      Pièce numéro 13

      (Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).

      Paris, lundi soir (sans autre date).

      Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage.

      Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.

      Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.

      Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au domicile politique et civil de mon notaire, maître Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de famille.

      Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon. Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des cornes par-derrière. Oh! la vie!

      Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.

      Ah! le cher cœur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)

      J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends: marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)

      Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette?

      Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là te paraîtra péremptoire.

      Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc épouses-tu comme cela? Curieux!

      Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais. C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis revenu à Paris.

      Je crois qu'Olympe a un amour au cœur, comme dit ta sœur Julie que j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture. Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.

      Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux. Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il le faut. C'est la loi.

      Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un droit éventuel à la succession du fournisseur,—le dernier vivant de la tontine.

      Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de millions.

      Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une mauvaise plaisanterie?

      Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat (Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.

      Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie un franc que j'épouserais Fanchette.

      Or, on ne l'épouse pas.

      Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.

      Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça m'intéresse à cause de Fanchette.

      Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien. Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe.

      Lucien, je le lui dois!

      Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces.

      Pièce numéro 14

      (De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)

      J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!»

      Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être frémissent de volupté.

      À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur?

      Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère.

      Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.

      Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur....

      Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.

      La ferme s'appelle le Bois-Biot.

      La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en vain de la retenir dans la vie.

      J'ai dû te dire que Mme Péry avait l'air d'être encore toute jeune. Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement triste, parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont même plus la consolation des pleurs.

      Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que sa tristesse.

      Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce mourante, belle comme la résignation?

      Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à l'amour infini que sa fille m'inspire?

      Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux comme si c'était ma place et mon droit.


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