Le dernier vivant. Paul Feval
Читать онлайн книгу.main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa bénédiction.
Je suis sûr qu'elle y songeait.
Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et plus triste.
Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.
Mme Péry et moi nous sommes restés seuls.
Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?
Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit tout bas:
—Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?
Je ne pouvais pas répondre non.
Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m'a glissé dans la main une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en murmurant:
—Mon cher Lucien, vous avez une mère....
Pièce numéro 15
(Anonyme, écriture inconnue.)
Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).
À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot.
Madame.
Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier, vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple.
Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.
Malheureusement—ce qui est bien naturel aussi.—vous avez pour adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous tendez vos filets.
Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent.
Le monde est avec eux contre vous.
En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.
Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.
Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma fille ailleurs.
Pièce numéro 15 bis
(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)
17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).
Madame,
Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles qu'un motif généreux a dictées.
La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous donnera au contraire un bon conseil.
Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de feu votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.—au palais ni ailleurs.
Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une position si mauvaise?
On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes facilités vous seraient accordées pour cela.
Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.
Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.
Pièce numéro 16
(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au début.)
(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection morbide du cerveau.
Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.
Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry, j'éprouvai des symptômes singuliers.
Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.
J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu dans le corps. Elle était une détente des muscles et des nerfs.
Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de s'écouler.
J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler jamais.
Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains de qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont l'ensemble formera mon histoire—ou mon testament,—je répète à Geoffroy que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.
Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.
Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.
Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre instant de cette terrible soirée.
Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère personnelle les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.
Il en était de même pour la pensée de moi.
Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état de démence.
Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une amitié que vous ne m'avez jamais jurée?
Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!
Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me manquerait!
Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut. Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature qui a honte d'elle-même.
La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j'avais un autre cœur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la fin?
Ah! je ne sais.