Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire. Gabriel Monod

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Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire - Gabriel Monod


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années de sa vie, il aimait à les aller revoir, comme il avait tenu à conserver intacte la petite maison où s'était écoulée son enfance. Sa sœur Henriette, de douze ans plus âgée que lui, personne remarquable par la force de son esprit et de son caractère comme par la tendresse passionnée de son cœur, se dévoua aux siens, et, après avoir donné des leçons à Tréguier, elle se résigna, d'abord à entrer dans un pensionnat à Paris, puis à accepter une place d'institutrice en Pologne, sans cesser de suivre avec une sollicitude maternelle les progrès de son plus jeune frère, dont elle avait deviné la haute intelligence. Le jeune Ernest faisait à Tréguier ses humanités dans un séminaire dirigé par de bons prêtres; il y était un écolier doux et studieux, qui remportait sans peine tous les premiers prix et ne voyait pas devant lui de plus bel avenir que d'être, dans son pays natal, un prêtre instruit et dévoué, plus tard peut-être chanoine de quelque église cathédrale. Mais sa sœur avait connu à Paris un jeune abbé, intelligent et ambitieux, M. Dupanloup, qui venait de prendre la direction du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et qui cherchait à recruter des sujets brillants. Elle lui parla des aptitudes et des succès de son frère, et, à quinze ans et demi, Ernest Renan se trouva transplanté à Paris. Il émerveilla ses nouveaux maîtres par sa précoce maturité, par sa merveilleuse facilité de travail; et, après avoir fait brillamment sa philosophie au séminaire d'Issy, il entra à Saint-Sulpice pour y étudier la théologie. Saint-Sulpice était alors en France le seul séminaire où se fût perpétuée la tradition des fortes études et en particulier la connaissance des langues orientales. Les Pères qui y enseignaient, et spécialement le Père Le Hir, orientaliste éminent, rappelaient, par l'austérité de leur vie, par la profondeur de leur érudition, les grands savants que l'Église a produits au XVIIe et au XVIIIe siècles.—Renan devint rapidement l'ami, puis l'émule de ses maîtres. Ceux-ci voyaient déjà en lui une gloire future de la maison, sans se douter que les leçons mêmes qu'il y recevait allaient l'en détacher pour toujours.

      C'est une crise purement intellectuelle qui fit sortir Renan du séminaire. L'état de prêtre lui souriait; il avait reçu avec une joie pieuse les ordres mineurs, et aucune des obligations morales de la vocation ecclésiastique ne lui pesait. La vie du monde lui faisait peur; celle de l'Église lui paraissait douce. Il n'y avait en lui aucun penchant à la raillerie ou à la frivolité. Mais, en lui enseignant la philologie comparée et la critique, en lui faisant scruter les livres saints, les prêtres de Saint-Sulpice avaient mis entre les mains de leur jeune élève le plus redoutable des instruments de négation et de doute. Son esprit lucide, pénétrant et sincère, vit la faiblesse de la construction théologique sur laquelle repose toute la doctrine catholique. Ce qu'il avait appris à Issy de sciences naturelles et de philosophie venait confirmer les doutes que la critique philologique et historique lui inspirait sur l'infaillibilité de l'Église et de l'Écriture sainte, et sur la doctrine qui fait de la révélation chrétienne le centre de l'histoire et l'explication de l'univers. Le cœur déchiré (car il allait contrister non seulement des maîtres vénérés, mais encore une mère tendrement aimée), il n'hésita pourtant pas un instant à obéir au devoir que la droiture de son esprit et de sa conscience lui imposait. Il quitta l'asile paisible qui lui promettait un avenir assuré pour vivre de la dure vie de répétiteur dans une institution du quartier latin et entreprendre, à vingt-deux ans, la préparation des examens qui pouvaient lui ouvrir la carrière du professorat. Son admirable sœur lui vint en aide dans ce moment difficile. Arrivée avant lui, par ses propres réflexions et ses propres études, aux mêmes convictions négatives, elle avait évité de jamais troubler de ses doutes l'esprit de son jeune frère. Mais, quand il s'ouvrit à elle et lui écrivit ses motifs de quitter le séminaire et de renoncer à la prêtrise, elle fut inondée de joie et lui envoya ses douze cents francs d'économies pour l'aider à franchir les difficultés des premiers temps de liberté.

      Il n'eut pas besoin d'épuiser ce fonds de réserve. Grâce à ses prodigieuses facultés intellectuelles et à la science déjà considérable acquise pendant ses années de séminaire, Renan put rapidement se créer une situation indépendante et marcha désormais de succès en succès. On reste confondu en voyant ce qu'il sut faire et produire pendant les cinq années qui suivirent sa sortie de Saint-Sulpice, de la fin de 1845 à 1850. Il conquit tous ses grades universitaires, du baccalauréat à l'agrégation de philosophie, où il fut reçu premier en 1848. Il obtint, la même année, de l'Académie des inscriptions, le prix Volney, pour un grand ouvrage, l'Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (publiée en 1855), et, deux ans plus tard, un autre prix sur l'Étude du grec au moyen âge. Il faisait en 1849-1850 des recherches dans les bibliothèques d'Italie[3] et en rapportait sa thèse de doctorat soutenue en 1852, un livre sur Averroès et l'Averroïsme, capital pour l'histoire de l'introduction de la philosophie grecque en Occident par les Arabes. En même temps, il publiait dans des recueils périodiques plusieurs essais, entre autres celui qui, remanié, est devenu son livre sur l'Origine du langage, et il écrivait un ouvrage considérable sur l'Avenir de la science, qu'il n'a imprimé qu'en 1890.

      Ce livre, composé en quelques mois par un jeune homme de vingt-cinq ans, contient déjà toutes les idées sur la vie et sur le monde qu'il répandra en détail dans tous ses écrits; mais elles sont affirmées ici avec un ton de conviction enthousiaste et de certitude qu'il atténuera de plus en plus dans ses écrits ultérieurs, sans rien abandonner d'ailleurs du fond même de sa doctrine. Il salue l'aurore d'une ère nouvelle, où la conception scientifique de l'univers succèdera aux conceptions métaphysiques et théologiques. Les sciences de la nature surtout et les sciences historiques et philologiques sont non seulement les libératrices de l'esprit, mais encore les maîtresses de la vie. Pédagogie, politique, morale, tout sera régénéré par la science. Par elle seule, la justice sera fondée parmi les hommes, et elle deviendra pour eux une source et une forme de religion[4].

      Sur les conseils d'Augustin Thierry et de M. de Sacy, E. Renan ne publia pas ce volume, dont le don dogmatique et sévère aurait rebuté les lecteurs et dont les idées étaient trop neuves et trop hardies pour être acceptées toutes à la fois. Les Français auraient pu aussi s'étonner de l'admiration enthousiaste de Renan pour l'Allemagne, en qui il voyait la patrie de cet idéalisme scientifique dont il se faisait l'apôtre. Augustin Thierry enfin était inquiet de voir son jeune ami dépenser d'un seul coup tout son capital intellectuel. Il lui persuada de le débiter en détail dans des articles donnés à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats. C'est ainsi que Renan devint le premier de nos essayistes, et, dans des articles de critique littéraire et philosophique, mit en circulation, sous une forme légère, aisée, accessible à tous, ses idées les plus audacieuses et toutes les découvertes de la philologie comparée et de l'exégèse rationaliste. Ce sont ces essais, où son talent littéraire s'affina et s'assouplit et où le fonds le plus solide de pensées et de connaissances s'unissait à une virtuosité prestigieuse de style, qui ont formé les admirables volumes intitulés: Essais de morale et de critique; Études d'histoire religieuse; Nouvelles études d'histoire religieuse. Sa renommée littéraire grandissait rapidement, tandis que ses ouvrages d'érudition le faisaient entrer, dès 1856, à l'Académie des inscriptions, âgé seulement de trente-trois ans.

       Table des matières

      Depuis 1851, il était attaché à la Bibliothèque nationale, et cette place modeste, avec le revenu, de plus en plus important, de ses essais littéraires, lui avait permis de se marier en 1886. Il avait trouvé en mademoiselle Scheffer, fille du peintre Henry Scheffer et nièce du célèbre Ary Scheffer, une compagne capable de le comprendre et digne de l'aimer. Ce mariage faillit être dans sa vie l'occasion d'un nouveau drame intime. Depuis 1850, Ernest Renan vivait avec sa sœur Henriette; leur communauté de sentiments et de pensées s'était encore accrue par cette communauté d'existence et de labeur, et Henriette, qui pensait que son frère, en quittant l'Église pour la science, n'avait fait que changer de prêtrise, ne supposait pas que cette union pût jamais être dissoute. Quand son frère lui parla de ses intentions de mariage, elle laissa voir un si cruel trouble intérieur que celui-ci résolut de


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