Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire. Gabriel Monod
Читать онлайн книгу.soutenait que la pudeur est une convention sociale, un peu factice, qu'une jeune fille très pudique n'aurait aucune gêne à être nue si personne ne la voyait. «Je ne sais, dit Renan. L'Église enseigne qu'auprès de chaque jeune fille se tient un ange gardien. La vraie pudeur consiste à craindre d'offusquer même l'œil des anges.»
VII
Le moment n'est pas encore venu, je l'ai dit en commençant, d'apprécier l'œuvre et les idées d'Ernest Renan. Il est cependant impossible, après avoir dit ce que fut sa vie, de ne pas chercher à indiquer quelles ont été les causes de son immense renommée, quelle place il tient dans notre siècle, et en quoi il a mérité les honneurs exceptionnels que la France lui a rendus au moment de ses funérailles.
Il est un mérite que personne ne songe à lui contester, c'est d'avoir été le plus grand écrivain de son temps et un des plus admirables écrivains de la France de tous les temps. Nourri de la Bible, de l'antiquité grecque et latine et des classiques français, il avait su se faire une langue simple et pourtant originale, expressive sans étrangeté, souple sans mollesse, une langue qui, avec le vocabulaire un peu restreint du XVIIe et du XVIIIe siècles, savait rendre toutes les subtilités de la pensée moderne, une langue d'une ampleur, d'une suavité et d'un éclat sans pareils. Il y a chez Renan des narrations, des descriptions de paysages, des portraits qui resteront des modèles achevés de notre langue, et, dans ses morceaux philosophiques ou religieux, il est arrivé à rendre les nuances les plus délicates de la pensée, du sentiment ou du rêve. Chez lui la familiarité n'est jamais triviale ni la gravité jamais guindée. Si quelquefois, dans ses derniers écrits, le désir de se montrer moderne, l'effort pour faire comprendre le passé par des comparaisons avec les choses actuelles lui a fait commettre quelques fautes de goût, ces fausses notes sont rares, et la justesse du ton égale chez lui la délicate correction du style et l'art consommé de la composition. Renan durera comme écrivain plus qu'aucun des auteurs de notre siècle, parce qu'il a égalé les plus illustres par la puissance pittoresque de l'expression avec une simplicité plus grande de style et un sens artistique plus délicat.
Ce qui fait du reste la beauté et la richesse du style de Renan, c'est qu'il n'a jamais été ce qu'on appelle un styliste; il n'a jamais considéré la forme littéraire comme ayant sa fin en elle-même. Il avait horreur de la rhétorique et ne voyait dans la perfection du style que le moyen de donner à la pensée toute sa force, de la vêtir d'une manière digne d'elle. Tout était naturel chez lui. C'était la simplicité de sa nature qui se reflétait dans la simplicité de son style; la richesse et l'éclat de son style venaient de la plénitude de sa science, de la puissance de son imagination et de l'abondance de ses idées.
Renan n'a pas été un créateur dans les études d'érudition; il n'a, ni en linguistique, ni en archéologie, ni en exégèse fait une de ces découvertes, créé un de ces systèmes qui renouvellent une science; mais il n'est pas d'homme qui ait eu une érudition à la fois aussi universelle et aussi précise que la sienne: linguistique, littérature, théologie, philosophie archéologie, histoire naturelle même, rien de ce qui touche à la science de l'homme ne lui est étranger. Ses travaux d'épigraphie et d'histoire littéraire sont admirables de méthode et de précision critique. Sa connaissance profonde du passé unie au don de le faire revivre par la magie de son talent littéraire a fait de lui un incomparable historien. C'est là sa gloire par excellence. Dans un siècle qui est avant tout le siècle de l'histoire, où les littératures, les arts, les philosophies, les religions nous intéressent surtout comme les manifestations successives de l'évolution humaine, Ernest Renan a eu au plus haut degré les dons et l'art de l'historien. Il est en cela un représentant éminent de son temps. On peut dire qu'il a élargi le domaine de l'histoire, car il y a fait entrer l'histoire des religions. Avant lui c'était un domaine réservé aux théologiens, qu'ils fussent du reste rationalistes ou croyants. Il a le premier traité cette histoire dans un esprit vraiment laïque et l'a rendue accessible au grand public. L'Église n'a pas eu tort de voir en lui le plus redoutable des adversaires. Malgré son respect, sa sympathie même pour les choses religieuses, il portait les coups les plus graves à l'idée de surnaturel et de révélation en faisant rentrer l'histoire des religions dans l'histoire générale de l'esprit humain. D'un autre côté, il répandait partout la curiosité des questions religieuses, et si les croyants ont pu l'accuser de profaner la religion, on peut à plus juste titre lui accorder le mérite d'avoir fait comprendre à tous l'importance de la science des religions pour l'intelligence de l'histoire et d'avoir éveillé dans beaucoup d'âmes le goût des choses religieuses.
De même qu'il n'a pas été un créateur dans le domaine de l'érudition, Renan n'a pas été non plus un novateur en philosophie. Ses études théologiques ont développé en lui les qualités du critique et du savant et l'ont dégoûté des systèmes métaphysiques. Il était trop historien pour voir dans ces systèmes autre chose que les rêves évoqués dans l'imagination des hommes par leur ignorance de l'ensemble des choses, les mirages successifs suscités dans leur esprit par le spectacle changeant du monde. Mais, s'il n'est pas un philosophe, il est un grand penseur. Il a répandu à pleines mains, dans tous ses écrits, sur tous les sujets, sur l'art comme sur la politique, sur la religion comme sur la science, les idées les plus originales et les plus profondes. C'est autant comme penseur que comme historien que Renan a été le fidèle interprète du temps où il a vécu. Notre époque a perdu la foi et n'admet d'autre source de certitude que la science, mais en même temps elle n'a pu se résoudre, comme le voudrait le positivisme, à ne pas réfléchir et à se taire sur ce qu'elle ignore. Elle aime à jeter la sonde dans l'océan sans fond de l'inconnaissable, à prolonger dans l'infini les hypothèses que lui suggère la science, à s'élever sur les ailes du rêve dans le monde du mystère. Elle a le sentiment que, sans la foi ou l'espérance en des réalités invisibles, la vie perd sa noblesse et elle éprouve pour les héros de la vie religieuse, pour les âmes mystiques du passé, un attrait et une tendresse faits de regrets impuissants et de vagues aspirations. Renan a été l'interprète de cet état d'âme et il a contribué à le créer. Personne, n'a plus nettement, plus sévèrement que lui affirmé les droits souverains de la science, seule source de certitude positive, la nécessité d'y chercher une base suffisante pour la vie sociale et la vie morale; personne n'a plus résolument exclu le surnaturel de l'histoire. Mais en même temps il a pieusement recueilli tous les soupirs de l'humanité aspirant à une destinée plus haute que celle de la terre; il a recréé en lui l'âme des fondateurs de religions, des saints et des mystiques; il a proposé et s'est proposé à lui-même toutes les hypothèses que la science peut permettre encore à l'âme religieuse. Chose curieuse, ce sont trois Bretons, trois fils de cette race celtique sérieuse, curieuse et mystique, qui ont en France représenté tout le mouvement religieux du siècle: Chateaubriand, le réveil du catholicisme par la poésie et l'imagination; Lamennais, la reconstitution du dogme, puis la révolte de la raison et du cœur contre une église fermée aux idées de liberté et de démocratie; Renan, le positivisme scientifique uni au regret de la foi perdue et à la vague aspiration vers une foi nouvelle.
Ce qu'on a appelé son dilettantisme et son scepticisme n'est que la conséquence de sa sincérité. Il avait également peur de tromper et d'être dupe, et il ne craignait pas de proposer des hypothèses contradictoires sur des questions où il croyait la certitude impossible.
C'est là ce qu'il faut se rappeler pour comprendre ce qui, dans son œuvre historique, peut au premier abord paraître entaché d'inconsistance et de fantaisie. On l'a accusé de dédaigner la vérité, de tout sacrifier à l'art, de mettre toute la critique historique dans le talent «de solliciter doucement les textes». Il faut l'avoir peu ou mal lu pour le juger ainsi. Il a eu simplement la sincérité de reconnaître que, dans des œuvres de synthèse, on ne peut appliquer partout la même méthode. Quand on doit raconter une période ou la biographie d'un personnage pour lesquelles les documents positifs font défaut, l'histoire a le droit de reconstituer par divination «une des manières dont les choses ont pu être». Renan a toujours averti quand il procédait ainsi, qu'il s'agit des origines d'Israël, de la vie du Christ[7] ou de celle