Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire. Gabriel Monod

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Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire - Gabriel Monod


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devoirs de la philologie; personne ne les a mieux pratiqués.

      On a pu s'étonner que le même homme qui a voulu qu'on mît sur sa tombe: Veritatem dilexit, se soit si souvent demandé, comme Pilate: «Qu'est-ce que la vérité?» Mais ces interrogations, mêlées d'ironie, étaient elles-mêmes un hommage rendu à la vérité[8]. Il voyait que, pour la plupart des hommes, aimer la vérité c'est aimer, jusqu'à l'intolérance, jusqu'au fanatisme, des opinions particulières, reçues par tradition ou conçues par l'imagination, toujours dépourvues de preuves et destructives de toute liberté de penser. Affirmer des opinions qu'il ne pouvait prouver lui paraissait un orgueil intolérable, une atteinte à la liberté de l'esprit, un défaut de sincérité envers soi-même et envers les autres; et il se rendait le témoignage de n'avoir jamais fait un mensonge consciemment, bien plus, d'avoir eu le courage dans ses écrits de dire toujours tout ce qu'il pensait. Il voyait du stoïcisme et non du scepticisme à pratiquer le devoir sans savoir s'il a une réalité objective, à vivre pour l'idéal sans croire à un Dieu personnel ni à une vie future, et, dans les ténèbres d'incertitude où l'homme vit ici-bas, à créer, par la coopération des âmes nobles et pures, une cité céleste où la vertu est d'autant plus belle qu'elle n'attend pas de récompense. Quelques-uns des contemporains de Renan se sont crus ses disciples parce qu'ils ont imité les chatoiements et les caresses de son style, ses ironies et ses doutes. Ils se sont gardés d'imiter ses vertus, son colossal labeur et son dévouement à la science. Ils n'ont pas compris que son scepticisme était fait de tolérance, de modestie et de sincérité.

      Ceux qui liront l'Avenir de la science, écrit à vingt-cinq ans, et qui verront les liens intimes qui rattachent ce livre à l'œuvre tout entière de Renan, diront, eux aussi, en contemplant cette longue vie si bien remplie: Veritatem dilexit.

      Si nous nous demandons maintenant ce qui caractérise Renan parmi les grands écrivains et les grands penseurs, on trouvera que sa supériorité réside dans le don particulier qu'il a possédé de comprendre l'histoire et la nature dans leur variété infinie. On l'a comparé à Voltaire, parce que Voltaire, comme lui, a été le représentant de son siècle, mais Voltaire n'avait ni sa science ni son originalité de pensée et de style; on l'a comparé à Gœthe, mais Gœthe est avant tout un artiste créateur, et son horizon intellectuel, si vaste qu'il fût, ne pouvait avoir, au temps où il a vécu, l'étendue de celui de Renan. Aucun cerveau n'a été plus universel, plus compréhensif que celui de Renan.

      La Chine, l'Inde, l'antiquité classique, le moyen âge, les temps modernes avec leurs perspectives infinies sur l'avenir, toutes les civilisations, toutes les philosophies, toutes les religions, il a tout connu, tout compris. Il a recréé l'univers dans sa tête, il l'a repensé, si l'on peut dire, et même de plusieurs manières différentes. Ce qu'il avait ainsi conçu et contemplé intérieurement, il avait le don de le communiquer aux autres sous une forme enchanteresse.

      Cette puissance de contemplation créatrice de l'univers, qui est proprement un privilège de la divinité, a été la principale source de la joie qui a illuminé sa vie et de la sérénité avec laquelle il a accepté la mort.

      Octobre 1892.

       Table des matières

      On ne s'est pas proposé dans les pages qu'on va lire d'analyser l'œuvre de Taine ni de la juger. Elle est trop connue pour avoir besoin d'être analysée, et trop récente pour pouvoir être jugée.

      Nous nous sommes uniquement proposé de fixer avec autant de précision que possible les traits essentiels de la biographie de Taine et le caractère général de son œuvre. Sa vie est peu et mal connue. Il s'est efforcé de dérober sa personne à la curiosité des contemporains et de mettre scrupuleusement en pratique le précepte: «Cache ta vie et répands ton esprit.» La connaissance de sa vie n'est pourtant pas inutile pour comprendre son esprit, et, s'il se trouve qu'en voulant écrire sa biographie nous n'y découvrions d'autres aventures que des aventures intellectuelles, ce résultat même ne sera pas sans importance[9].

       Table des matières

      LA VIE DE TAINE.—LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE.

      Hippolyte Taine naquit à Vouziers le 21 avril 1828. Son père, M. Jean-Baptiste Taine, y exerçait la profession d'avoué. Il resta jusqu'à l'âge de onze ans dans la maison paternelle, apprenant le latin avec son père, tout en suivant les cours d'une petite école, dirigée par un M. Pierson. Il avait déjà, à l'âge de dix ans, un tel sérieux dans le caractère et une telle solidité dans l'esprit, qu'il arriva à M. Pierson, empêché par une indisposition, de se faire remplacer, pendant quelques jours, par le petit Taine. Son père étant tombé gravement malade en 1839, il fut envoyé dans un pensionnat ecclésiastique de Rethel. Il n'y resta que dix-huit mois. M. J.-B. Taine mourut le 8 septembre 1840, laissant à sa veuve, à ses deux filles et à son fils, une modeste fortune[10]. Il fallait songer à placer le jeune garçon dans un milieu où il pût satisfaire son goût pour l'étude et développer les rares qualités qu'il avait déjà manifestées. Sur les conseils du frère de sa mère, M. Bezançon, notaire à Poissy, qui montra toujours beaucoup de sollicitude pour son neveu, il fut envoyé à Paris, au printemps de 1841, et entra comme interne à l'institution Mathé, dont les élèves suivaient les classes du collège Bourbon. Mais la santé délicate et l'esprit méditatif et indépendant du jeune Taine se trouvèrent également mal de ce régime de l'internat qu'il a qualifié dans une des dernières pages qu'il ait écrites de «régime antisocial et antinaturel», où le collégien, privé de toute initiative, «vit comme un cheval attelé entre les deux brancards de sa charrette». Madame Taine se décida aussitôt à venir vivre à Paris avec ses filles et à prendre son fils chez elle. Alors commença, pour ne plus cesser jusqu'au mariage de Taine, sauf pendant ses trois années d'École normale et les deux qui suivirent, cette vie commune où le plus tendre et le plus attentif des fils trouvait dans sa mère, comme il l'a dit lui-même, «l'unique amie qui occupait la première place dans son cœur». «La vie de ma mère, écrivait-il en 1879, n'était que dévouement et tendresse… aucune femme n'a été mère si profondément et si parfaitement.» Ceux qui savent combien Taine avait besoin de ménagements et de soins pour que sa nature nerveuse trop sensible pût résister et à l'excès de l'activité cérébrale et aux froissement de la vie, songent avec reconnaissance aux bienfaisantes influences féminines qui, d'abord au foyer maternel, puis au foyer conjugal, ont assuré le libre développement de son génie, l'ont protégé contre les atteintes trop rudes de la réalité, ont entouré son travail de paix et de sécurité, ont allégé les heures, pénibles entre toutes, où ce grand laborieux était contraint de laisser reposer sa plume et son cerveau. Nous leur devons aussi, peut-être, ce qui se mêle de grâce attendrie et poétique, de profonde humanité, aux rigides déductions de cet austère dialecticien.

      Le jeune Taine ne tarda pas à prendre, au collège Bourbon, le premier rang. Dès l'âge de quatorze ans, il s'était fait à lui-même le plan de ses journées et l'observait avec une méthode rigoureuse. Il s'accordait vingt minutes de repos et de jeu en rentrant de la classe du soir, et une heure de piano après le dîner; tout le reste du jour était donné au travail. Il refusait toute distraction mondaine et poursuivait des études personnelles à côté de ses occupations de collégien. Chaque année, au moment du concours général, il fallait lui mettre des sangsues à la tête pour éviter le danger d'une congestion cérébrale. Des succès exceptionnels récompensèrent ces efforts. En 1847, comme vétéran de rhétorique, il remportait au collège les six premiers prix et au concours général, le prix d'honneur et trois accessits; en philosophie, il obtenait au collège tous les premiers prix, aussi bien les trois prix de sciences que les deux prix de dissertation, et au concours les deux seconds prix de dissertation.

      Taine fit au collège Bourbon la


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