L'année terrible. Victor Hugo
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Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cynégire mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winkelried, ouvrant ses bras épiques,
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand Manin, réveillant les tombes, galvanise
Ce vieux dormeur d’airain, le lion de Venise,
Quand le grand paysan chasse à coups de sabot
Lautrec de Lombardie et de France Talbot,
Quand Garibaldi, rude au vil prêtre hypocrite,
Montre un héros d’Homère aux monts de Théocrite
Et fait subitement flamboyer à côté
De l’Etna ton cratère, ô sainte Liberté!
Quand la Convention impassible tient tête
A trente rois, mêlés dans la même tempête,
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit,
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse,
C’est le peuple; salut, ô peuple souverain!
Mais quand le lazzarone ou le transteverin
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Étouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte,
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule; et ceci me heurte et me déplaît;
C’est l’élément aveugle et confus; c’est le nombre;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Et que de cette tourbe il nous vienne demain
L’ordre de recevoir un maître de sa main,
De souffler sur notre âme et d’entrer dans la honte,
Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte?
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Un monde, s’il a tort, ne pèse pas un juste;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
O multitude, obscure et facile au vainqueur,
Dans l’instinct bestial trop souvent tu te vautres,
Et nous te résistons! Nous ne voulons, nous autres,
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du desposte Un Seul.
Voici le peuple: il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès; voici la foule: elle en trafique;
Elle mange son droit d’aînesse en ce plat vil
Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il!
Voici le peuple: il prend la Bastille, il déplace
Toute l’ombre en marchant; voici la populace:
Elle attend au passage Aristide, Jésus,
–
Zénon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée;
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine. Eh bien, je choisis l’idéal.
Voici le peuple: il change avril en Floréal,
Il se fait République, il règne et délibère.
Voici la populace: elle accepte Tibère.
Je veux la République et je chasse César.
L’attelage ne peut amnistier le char.
Le droit est au-dessus de Tous; nul vent contraire
Ne le renverse; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi! l’homme que voilà qui passe, aurait mon âme!
Honte! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté!
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice!
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon!
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne!
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne!
Ah! le premier venu, bourgeois ou paysan,
L’un égoïste et l’autre aveugle, parlons-en!
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le, ce passant de Carthage ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe aux pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence au fond des turpitudes
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus;
Il est Falstaff après avoir été Brutus;
Il