Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper

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Le corsaire rouge - James Fenimore Cooper


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se manger, et, ce qui est mieux, il peut se boire; il ne faut donc pas le jeter par-dessus le bord avec les cendres du cuisinier. Je parierais, si la vérité pouvait être découverte, que vous verriez, pour ce qui est des propriétaires de cette chaloupe ici et de cet esquif là-bas, que leurs mères sont cousines, et que le dollar s’en ira en tabac et en liqueurs fortes pour toute la famille; ainsi, on ne fait de tort à personne, après tout.

      Wilder fit un signe d’impatience pour lui ordonner d’obéir, et il se promena sur la rive pour lui en laisser le temps. Fid ne discutait jamais un ordre clair et positif, quoiqu’il se permît souvent une extrême latitude en exécutant ceux qui étaient moins précis. Il n’hésita donc pas à restituer la barque; mais sa soumission n’alla pas jusqu’à le faire sans murmure. Lorsque cet acte de justice fut accompli, Wilder entra dans l’esquif, et voyant que ses compagnons étaient à leur poste, il leur dit de gagner le havre à la rame, leur recommandant en même temps de faire aussi peu de bruit que possible.

      –La nuit où je conduisis votre barque dans Louisbourg pour faire une reconnaissance, dit Fid en passant sa main gauche dans son gilet, tandis que, de la droite, il imprimait assez de force à la rame légère pour faire glisser rapidement l’esquif sur l’eau, cette nuit-là, nous ferlâmes tout, jusqu’à nos langues. Lorsqu’il est nécessaire de mettre les bosses sur les bouches des gens de l’équipage, je ne suis pas homme, voyez-vous, à souffler le mot; mais, comme je suis du nombre de ceux qui pensent que les langues furent faites pour parler tout comme la mer fut faite pour y vivre, je soutiens une conversation raisonnable dans une société bien composée. Eh bien! Scipion, Guinée que vous êtes, où conduisez-vous la barque? L’île est par ici, et vous vous dirigez vers cette espèce d’église!

      –Appuyez sur les rames, interrompit Wilder; laissez dériver la barque vers ce vaisseau.

      Ils passaient alors devant le bâtiment, qui avait quitté le bord du quai pour venir jeter l’ancre dans cet endroit où le jeune marin avait appris si clandestinement que Mrs Wyllys et la séduisante Gertrude devaient s’embarquer le lendemain matin pour la province éloignée de la Caroline. Tant que l’esquif en fut près, Wilder examina le navire, à la faible lueur des astres, avec les yeux d’un marin. Vergues, mâts, espars, cordages, rien n’échappa à son observation; et quand l’éloignement eut confondu toutes les parties pour n’en faire qu’une seule masse sombre et informe, il resta longtemps la tête penchée hors de sa petite barque, et parut faire de profondes réflexions. Pour cette fois, Fid n’eut pas même la pensée de l’interrompre, il le croyait absorbé par les devoirs de sa profession, et tout ce qui était relatif à ces devoirs avait quelque chose de sacré à ses yeux. Scipion était silencieux par habitude. Après être resté plusieurs minutes dans cette position, Wilder releva tout à coup la tête, et dit brusquement:

      –C’est un grand vaisseau, et un vaisseau qui soutiendrait longtemps chasse!

      –C’est selon, répondit Fid empressé. S’il avait l’avantage du vent, et qu’il mît toutes voiles dehors, un croiseur du roi pourrait avoir de la peine à s’approcher assez pour jeter le grappin sur ses ponts; mais qu’il soit obligé de carguer, et je vous réponds alors de le prendre d’arrière, et…

      –Camarades, dit Wilder en l’interrompant, il est maintenant à propos que je vous instruise de mes projets. Voilà plus de vingt ans que nous sommes ensemble, toujours sur le même vaisseau, je pourrais presque dire à la même table. Je n’étais qu’un enfant, Fid, lorsque vous m’apportâtes dans vos bras au commandant de votre vaisseau, et que non-seulement je vous dus la vie, mais que je me trouvai encore, par vos soins, sur la route de l’avancement.

      –Ah! c’est vrai, maître Harry, vous ne teniez pas beaucoup de place dans ce temps-là, et il ne vous fallait pas un bien grand hamac.

      –Je vous dois beaucoup, Fid, beaucoup, en vérité! pour cet acte généreux, et aussi, je puis le dire, pour votre attachement inébranlable à ma personne depuis cette époque.

      –Il est encore vrai, maître Harry, que j’ai été assez inébranlable dans ma conduite, attendu que je n’ai jamais lâché prise, quoique vous ayez juré si souvent de me jeter à terre. Quant à Guinée, que voici, qu’il ait le vent debout ou arrière, le temps est toujours beau pour lui auprès de vous, tandis qu’à tous moments il faut que, pour une misère, il s’élève quelque bourrasque entre nous deux, témoin cette petite affaire au sujet de la barque…

      –N’en parlons plus, interrompit Wilder avec une émotion visible, produite par les souvenirs tout à la fois doux et pénibles que les discours de Fid venaient d’éveiller dans son âme;–vous savez qu’il n’y a guère que la mort qui puisse nous séparer, à moins cependant que vous ne préfériez me quitter à présent. Il est juste que vous appreniez que je suis engagé dans une entreprise désespérée, qui peut aisément amener ma perte et celle de tous ceux qui m’accompagnent. J’aurais beaucoup de peine à me séparer de vous, mes amis, car cette séparation pourrait être éternelle; mais en même temps vous devez connaître toute l’étendue du danger.

      –Y a-t-il beaucoup de chemin à faire par terre? demanda brusquement Fid.

      –Non; le service, quel qu’il soit, se fera tout entier sur mer.

      –Alors présentez le rôle de votre vaisseau, et montrez-moi la place où je puis faire une marque, comme une paire d’ancres croisées, qui tiennent lieu d’autant de lettres qu’il y en a dans le nom de Richard Fid.

      –Mais peut-être, quand vous saurez…

      –Qu’ai-je besoin de rien savoir, maître Harry? Ai-je donc navigué si souvent avec vous sans savoir d’où venait le vent, pour que je refuse aujourd’hui de vous confier encore ma vieille carcasse, et de rester fidèle à mon devoir? Qu’en dites-vous, Guinée? Voulez-vous vous embarquer, ou vous déposerons-nous sur cette petite langue de terre, pour voir ce que vous y deviendrez?

      –Moi suivre maître partout, dit le nègre toujours prêt à tout.

      –Oui, oui, Guinée est comme la chaloupe d’un bâtiment côtier, toujours suivant votre sillage, maître Harry; tandis que moi, je vais souvent au lof par le travers de vos écubiers, ou je vous aborde de franc-étable sans savoir comment. Quoi qu’il en soit, nous voilà l’un et l’autre prêts, comme vous voyez, à nous embarquer pour cette expédition, sur laquelle nous en savons autant qu’il nous en faut. Ainsi donc, dites-nous à présent ce qu’il nous reste à faire, et brisons là.

      –Rappelez-vous les recommandations que je vous ai déjà faites, dit Wilder, qui voyait que le dévouement des deux matelots était trop vif pour qu’il fût nécessaire de le mettre à une plus longue épreuve, et qui savait par expérience qu’il pouvait compter en toute assurance sur leur fidélité, malgré quelques petites faiblesses, qui étaient peut-être involontaires; rappelez-vous bien toutes mes instructions, et maintenant faites force de rames dans la direction de ce vaisseau, qui est dans le havre extérieur.

      Fid et le nègre obéirent à l’instant, et la barque glissa rapidement sur l’eau entre la petite île et ce qui, comparativement, pouvait être appelé la pleine mer. En approchant du navire, ils modèrèrent le bruit de leurs rames, et finirent par les laisser pendre tout à fait, Wilder préférant laisser l’esquif descendre avec la marée sur le bâtiment qu’il voulait examiner en détail avant de s’aventurer à bord.

      –Ce vaisseau n’a-t-il pas ses filets d’abordage hissés à ses agrès? demanda-t-il d’une voix assez basse pour ne pas éveiller l’attention, et avec un accent qui indiquait en même temps l’intérêt qu’il prenait à la réponse.

      –Oui, vraiment, si j’ai la vue bonne, répondit Fid; vos négriers ont de petites démangeaisons de conscience, et ils ne sont pas d’une grande hardiesse, si ce n’est lorsqu’ils donnent la chasse à un jeune nègre sur la côte de Congo; car, pour le moment, il y a autant de danger qu’un bâtiment français vienne s’aventurer ici cette nuit par cette brise de terre et ce temps clair, qu’il y en a que je sois fait grand


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