Le meurtre d'une âme. Daniel Lesueur

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Le meurtre d'une âme - Daniel Lesueur


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      —Qu'on lui ôte sa botte droite!» cria le colonel.

      Ce commandement, que rien ne préparait, puisque le capitaine avait parlé tout bas, éclata si terriblement pour Michel qu'il ne contint pas tout à fait un geste de trouble. Il se ressaisit toutefois jusqu'à rester ferme, sans un battement de cils, quand un soldat, en lui arrachant sa botte, malmena sa plaie au point qu'il crut sentir un peu de sa chair et de ses os suivre la lourde chaussure. Il eut seulement un coup d'œil pour voir si quelque effusion de sang ne trahissait pas l'état de sa jambe. Mais rien n'apparut sur la chaussette, qui recouvrait un bandage étroitement serré. Déjà il respirait, revenant un peu de sa crainte et de sa vive souffrance physique, lorsqu'il s'aperçut, avec une consternation indicible, que le danger n'était pas moindre, bien au contraire. Le capitaine perspicace, qui avait si judicieusement remarqué la réparation singulière de la botte, tenait entre ses mains cette pièce de conviction. Sa figure s'éclairait d'une satisfaction à la fois cruelle et triomphante, tandis qu'il en examinait la tige sous une des lampes suspendues au-dessus du billard. Il dit tout haut en allemand—et Michel en comprit assez pour prévoir combien son sort s'aggravait:

      —«Ah! ah!... Veuillez voir ici, mon colonel. Il y a eu une pièce intérieure cousue dans la tige de cette botte. On distingue tous les points...»

      Son chef s'approcha, essayant de s'intéresser à cette découverte dont il ne saisissait pas du tout la portée.

      Déjà, le lieutenant, d'esprit plus ouvert, commençait à déduire une conséquence de ce petit fait, quand son capitaine lui fit un signe. Il importait à la hiérarchie que leur supérieur eût plus d'intelligence qu'eux. Donc, on l'amènerait à trouver ce que lui seul avait le droit de mettre en lumière.

      —«D'habitude, herr colonel, c'est dans leurs vêtements que les émissaires secrets cousent leurs messages entre deux épaisseurs d'étoffe...

      —Attendez, messieurs,» interrompit le colonel, soudain illuminé. «Ne poursuivez pas, capitaine. Il me vient une idée... Ne serait-ce pas une boîte aux lettres que ce gredin aurait installée dans sa botte?

      —Admirable, mon colonel! Mais... il aura dû y renoncer, au moins pour cette botte droite, car elle a eu un accident... Voyez-vous, une déchirure extérieure... qu'on a recousue à la diable.

      —Alors?...

      —Alors, si réellement un papier s'est trouvé caché là, puis déplacé, il faudrait peut-être voir s'il n'est pas dissimulé ailleurs...

      —Qu'on déshabille cet homme!» cria le colonel.

      —«Oh!» insinua le capitaine, «si l'on procédait comme nous avons commencé, par les pieds?...

      —Otez-lui son autre botte!» ordonna le chef, tandis que, derrière son dos, ses deux subordonnés, par leur mimique moqueuse, échangeaient leur pensée: «Ah! c'était dur... Mais enfin, nous y sommes!»

      Un soldat leva brutalement la jambe gauche de Michel Occana et lui tira sa botte.

      Le volontaire de Garibaldi croisa les bras et pencha légèrement la tête. Non pas qu'il s'inclinât devant de tels hommes, ses ennemis, les ennemis de tout ce qu'il aimait, mais parce que, la partie étant perdue, il se croyait le droit de s'appartenir, de descendre en lui-même, de passer les heures suprêmes avec ses souvenirs et sa pensée. A partir de cet instant, ceux qui étaient les maîtres de sa vie ne tireraient plus de lui une parole.

      La suite eut la rapidité et la simplicité des choses tragiques.

      Les trois officiers prussiens penchaient leurs têtes vers cet objet si peu fait en apparence pour exciter tant d'intérêt. Malgré l'adresse du travail, il ne fut pas difficile à un observateur attentif et prévenu, comme le capitaine, de découvrir l'apposition d'une bande de cuir intérieure qui n'était pas l'ouvrage du cordonnier. Avec son canif, il fendit une couture. La blancheur d'un papier apparut. Le colonel s'empara de la lettre, en lut la suscription, la tourna et la retourna. Enfin il l'ouvrit.

      —«Capitaine,» dit-il, «veuillez faire monter à cheval un sous-officier avec quatre hommes d'escorte, pour porter immédiatement cette lettre au quartier-général de notre corps d'armée. On la fera parvenir de là au généralissime ou à S. M. le Roi. Je vais la placer sous enveloppe scellée et vous la remettre. Puis vous reviendrez tout de suite ici pour le jugement de cet homme.»

      Elle ne fut pas longue, la cérémonie du jugement. Les trois officiers s'assirent, comme à un tribunal, derrière le billard, ayant en face d'eux l'émissaire secret de Garibaldi, celui qu'ils appelaient l'espion. Un sergent remplit le rôle de greffier. Quatre hommes de troupe, au lieu de deux, entouraient maintenant l'accusé, à qui l'on avait attaché les mains. Car ces soldats, qui allaient juger un soldat, et qui ne pouvaient plus douter de sa résolution et de sa bravoure, n'étaient pas assez généreux pour lui laisser une chance de s'ôter la vie lui-même. Ils tenaient à leur vengeance complète et à la triste gloire de leur inflexibilité. Le colonel, soufflé par le capitaine, plus apte à diriger les débats d'un conseil de guerre, commença l'interrogatoire en son mauvais français. Il essaya de tirer quelques renseignements de Michel, et lui fit même entrevoir que, s'il consentait à des révélations, il pourrait être envoyé au quartier-général du corps d'armée,—peut-être même jusqu'à Versailles,—au lieu de subir immédiatement une sentence qui ne faisait pas de doute. Un regard méprisant fut tout ce qu'il obtint.

      —«Vous ne voulez pas parler?...» conclut-il, en voyant qu'il ne vaincrait pas cet obstiné silence. «Vous savez pourtant que vous encourez doublement la peine capitale, selon les lois de la guerre, comme espion et comme étranger aux nations belligérantes... sans compter votre agression contre moi-même.»

      Cette fois, l'Italien ouvrit la bouche.

      —«Et vous, vous savez bien que je ne suis pas un espion, bien que mes actes, en jurisprudence militaire, ne soient pas moins graves. Je suis un soldat, je n'ai laissé le champ de bataille, où j'avais aidé à vous vaincre, à vous enlever un drapeau, que pour une mission plus dangereuse...

      —Tout soldat qui quitte son uniforme en temps de guerre, et qui dépose ses armes, ne peut être qu'un déserteur ou un espion!...» cria violemment le colonel, dont la face était devenue écarlate au mot de drapeau enlevé.

      Le capitaine essaya discrètement de le ramener à la sérénité de sa magistrature. L'autre continuait à grommeler des jurons entre ses dents. Il éclata encore une fois:

      —«Pourquoi, diable, vous qui êtes Italien, avez-vous éprouvé le besoin de tirer la France d'affaire?... Ce n'est pas votre Garibaldi avec sa poignée d'hommes qui la rendrait invincible pour nous, je suppose. Quelle outrecuidance!...

      —Quand on se bat pour la France, c'est pour soi-même qu'on se bat,» prononça Michel. «C'est pour la lumière et la liberté du monde. La France est comme ces êtres tourmentés d'idéal, dont les qualités profitent aux autres, tandis que leurs défauts ne nuisent qu'à eux-mêmes. Son rêve devient vite le rêve universel, et, si elle se trompe, elle en est seule crucifiée, car seule elle va jusqu'au bout de sa généreuse folie. La France est la joie et le sel de la terre. Si vous la mutilez, le sang de l'Europe coulera longtemps en secret, sous l'éclat des armures. Vous aurez mis un pli d'amertume au sourire de l'Humanité.»

      Dans la salle de billard, sous les suspensions claires, qui faisaient briller l'ivoire puéril tout prêt à rouler pour le choc des carambolages, sur ces hommes en attirail martial, qui allaient, par le jeu de lois indiscutées et sombres, disposer de la vie d'un autre, un silence profond descendit. Ce qui flotta, indistinct, formidable, ce fut l'âme adverse des races. Elles s'étonnèrent de leur lutte... Mais tout de suite, la haine aveugle les souleva. Un peu d'infini avait passé, reliant aux grandes causes obscures cet infime épisode de guerre.

      Et tout continua suivant l'ordre. Le colonel eut à voix basse une courte délibération avec ses deux assesseurs. Il prit le procès-verbal de la séance des mains du sergent, le fit signer au capitaine, puis au lieutenant, après l'avoir signé lui-même. Alors il se leva et dit:

      —«La


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