La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau


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sincérité parfaite de Mme Cornevin n'était pas possible.

      Elle ne savait rien…

      Et cependant, Mme Delorge ne pouvait se résigner à renoncer à cet unique et suprême espoir de connaître la vérité.

      – Voyons, ma pauvre femme, reprit-elle doucement, rassemblez bien vos souvenirs… La dernière fois que vous avez vu votre mari, il se disposait à venir à Passy pour une commission importante dont on l'avait chargé?

      – Oui, madame, et je l'ai déjà dit à monsieur qui est là…

      – Il avait à parler à la femme d'un général… Cette femme, c'est moi.

      – Oh! je l'avais compris…

      – Eh bien! il est impossible qu'il ne vous ait pas dit un mot de cette commission si urgente!..

      – Pas un seul, madame, je vous le jure sur la tête de ma petite fille que voici.

      – Il ne vous a pas parlé d'un malheureux homme tué dans le jardin de l'Élysée pendant la nuit du 30 novembre au 1er décembre?

      Mme Cornevin se souleva sur son fauteuil.

      – Qui donc a été tué? interrogea-t-elle.

      – Mon mari… le général Delorge.

      – Ah! mon Dieu!..

      Un profond silence suivit.

      Le visage de la femme du pauvre garçon d'écurie trahissait l'effort énorme de sa réflexion… Évidemment elle cherchait à saisir une relation entre la mort du général et la disparition de Cornevin.

      – Alors, fit-elle lentement, mon mari aurait assisté à ce duel?..

      – Si toutefois il y a eu duel, ce dont nous doutons fort, reprit M. Ducoudray, oubliant ses prudentes résolutions.

      Et appuyant sur chaque mot pour lui bien donner toute sa valeur:

      – La scène, poursuivit-il, s'est passée aux lueurs d'une lanterne d'écurie, et c'est Cornevin qui tenait la lanterne… Seul, il sait donc la vérité, et si à ses derniers moments le général a prononcé quelques paroles, c'est lui qui les a recueillies…

      Mme Cornevin s'était dressée… ses yeux noirs, si mornes l'instant d'avant, étincelaient.

      – Ah! je comprends tout! s'écria-t-elle. Oui, je m'explique maintenant la tristesse de Laurent, ses propos dont s'effrayait Grollet, ses répugnances à continuer son service. Il savait tout, et on a eu peur de son témoignage…

      Et d'un ton de menace véritablement effrayant:

      – Mais qu'il prenne garde, poursuivit-elle, le brigand qui a commis le crime, qu'il veille bien sur lui! Je ne tiens pas à la vie, moi!..

      Son exaltation était si grande que Mme Delorge s'en épouvanta.

      – Hélas! ma pauvre femme, prononça-t-elle, je suis aussi à plaindre que vous… Notre malheur est semblable…

      – Oh! vous… interrompit violemment la femme du pauvre garçon d'écurie, vous…

      Mais elle eut honte de son emportement, et se reprenant:

      – Si j'étais seule au monde, dit-elle d'un accent plus doux, oui, notre malheur serait le même… Le chagrin aurait bientôt fait fin de moi. Mais j'ai des enfants…

      – J'ai des enfants aussi…

      – Oui, mais ils sont votre consolation… et les miens sont mon désespoir. Les vôtres auront toujours le nécessaire… tandis que les miens!.. C'était le travail de Laurent qui nous faisait vivre, les petits et moi, pauvrement, mais honnêtement… Lui manquant, tout nous manque. Il faut du pain pour vivre. Où en prendre? Est-ce moi qui gagnerai du pain, fût-ce du pain noir, pour six que nous sommes à la maison? En travaillant nuit et jour, sans arrêter, je n'y arriverais pas. Comment donc faire? Irai-je me faire inscrire au bureau de bienfaisance? Oui, et je crois que je serai admise. Mais il faudra des démarches, des allées, des venues, du temps enfin. Et jusque-là? Si le boulanger cesse de me faire crédit, que répondrai-je aux enfants quand ils me diront: «Maman, à manger, j'ai faim?..» Irai-je donc mendier de porte en porte avec les petits pendus à mes jupes, comme j'en vois? Je ne saurais pas. Faudrait-il voler? Je ne pourrais pas. Je sais bien qu'il y en a qui se vendent… mais c'est plus fort que moi, je n'en aurais pas le courage!..

      De grosses larmes roulaient, silencieuses, le long des joues de Mme Delorge.

      Elle qui, le matin encore, s'estimait la plus misérable des créatures humaines!.. qu'étaient ses souffrances, comparées aux tortures indicibles de cette infortunée?..

      Elle se leva donc brusquement, et lui prenant les mains:

      – Rassurez-vous, lui dit-elle. Moi vivante, vous ne manquerez de rien. Tant que mes enfants auront un morceau de pain, il y en aura la moitié pour les vôtres.

      Mais Mme Cornevin se dégagea doucement, et avec un sourire d'une tristesse navrante:

      – Oh! vous êtes bien bonne, madame, balbutia-t-elle, vous êtes trop bonne…

      Il était clair qu'elle ne croyait pas.

      Il était évident que ces promesses lui paraissaient de celles qu'on fait tous les jours, que la compassion arrache et qu'on oublie le lendemain.

      Mme Delorge comprit cela, et, d'un accent solennel:

      – Je vous jure, insista-t-elle, et par la mémoire de mon mari, que mon aide jamais ne vous fera défaut, tant que vous en aurez besoin… Jamais je n'oublierai que, si votre mari a disparu, c'est peut-être parce qu'il avait à me rapporter l'adieu suprême du mien. Je ferai plus: si vous voulez me confier l'aîné de vos fils, il sera élevé avec le mien et comme le mien…

      Une fois de plus, l'excellent M. Ducoudray devait être emporté par la situation.

      – Comptez sur moi aussi, ma pauvre femme, s'écria-t-il, la larme à l'œil… Comptez sur moi…

      La malheureuse ne doutait plus.

      Elle se laissa glisser aux genoux de Mme Delorge, et lui embrassant les mains:

      – Merci! balbutia-t-elle, merci pour les enfants… C'est la vie que vous nous sauvez… Hélas! nous ne pourrons jamais reconnaître tant de bontés.

      – Qui sait? fit Mme Delorge.

      Et d'un ton pensif:

      – Un jour peut venir où l'occasion se présenterait de venger mon mari et le vôtre!..

      D'un bond, Mme Cornevin fut debout, l'œil enflammé de haine et toute vibrante d'énergie.

      – Ce jour-là, madame, s'écria-t-elle, appelez-moi. Et quoi qu'il faille faire, entendez-moi bien, je le ferai. Et les enfants aussi seront prêts à donner leur vie. Ils sauront comment ils ont perdu leur père, et pas un jour ne se passera sans que je leur rappelle qu'il faut que justice soit faite…

      Elles étaient debout, l'une devant l'autre, la main dans la main, et entre ces deux femmes si malheureuses, entre la veuve du pauvre garçon d'écurie et la veuve du général, c'était un pacte de haine qui se jurait.

      M. Ducoudray en frémit, regrettant ses bons mouvements de tout à l'heure.

      – Car elles sont aussi folles l'une que l'autre, pensait-il, et moi je suis vraiment bien malheureux d'être si impressionnable et si peu maître de moi!..

      C'est pourquoi, dès que Mme Cornevin se fut retirée, emportant le premier trimestre d'une rente de douze cents francs, le digne bourgeois prit texte de l'ignorance de cette infortunée pour conjurer une fois encore Mme Delorge de ne rien tenter.

      Elle ne discutait plus avec lui, elle parut presque l'approuver, mais dès le lendemain, de bon matin, elle se faisait conduire rue des Saussayes, chez le docteur Buiron.

      Il n'était pas sorti, et dès qu'elle entra, il la reconnut.

      – Madame Delorge!.. s'écria-t-il.

      Et tout aussitôt,


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