La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau


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l'intention, monsieur, lui dit-elle, de déposer une plainte au parquet, et de provoquer une enquête… Mon mari, vous le savez, a été assassiné.

      Il fit un saut en arrière, à ce mot, et vivement:

      – Pardon! pardon! bredouilla-t-il, je ne sais rien, moi…

      Eh bien! Mme Delorge ne fut pas surprise.

      Les aménités outrées de l'accueil du docteur Buiron lui avaient fait pressentir quelque chose de semblable.

      – Cependant, monsieur, la relation que vous avez écrite des événements prouverait, au besoin, qu'ils vous ont paru fort étranges…

      Autant Mme Delorge était pâle et froide, autant le médecin était rouge et animé.

      – Je ne sais trop, madame, interrompit-il, jusqu'à quel point vous avez le droit d'invoquer cette relation que j'avais confiée à la discrétion de M. Ducoudray!.. Mais n'importe! Que prouve-t-elle? Que j'ai été très impressionné des incidents de cette nuit si douloureuse pour vous. Depuis, j'ai réfléchi, et j'ai reconnu l'inanité de mes conjectures. Rien de plus naturel, de plus simple, de plus…

      Il balbutiait, il se tut, écrasé positivement sous le regard terrible d'ironie et de mépris de Mme Delorge.

      – Parleriez-vous ainsi, monsieur, prononça-t-elle, si le coup d'État du 2 décembre n'eût pas réussi?..

      – Madame! fit-il, comme s'il eût été révolté de l'accusation, madame!..

      Puis, brusquement, prenant son parti, et sautant, comme on dit, à pieds joints dans la boue:

      – Eh bien! oui, s'écria-t-il, les événements ont changé mon point de vue. Cette affaire est toute politique. Suis-je un homme politique, pour m'en mêler? Je suis jeune, je débute dans la vie, je ne possède aucun patrimoine et j'ai une mère à soutenir. Pourquoi me créer des ennemis? Arriver est assez difficile sans se créer des difficultés…

      Mme Delorge s'était levée.

      – C'est votre dernier mot, monsieur? demanda-t-elle d'un ton glacial.

      – Oui, madame.

      – Adieu alors… Je ne vous adresserai pas de reproches; c'est un soin que je laisse à votre conscience.

      Et elle sortit… Son cœur se soulevait de dégoût.

      – Quel misérable!.. pensait-elle. A-t-il peur? A-t-il été acheté par le meurtrier de mon mari?.. Qui saurait le dire!..

      Cependant elle ne se décourageait pas, et plus résolue que jamais à provoquer une enquête, elle remonta dans la voiture qui l'avait amenée, et se fit conduire rue Jacob, chez un avocat, Me Roberjot, qui avait autrefois plaidé une affaire pour le général.

      Jeune, – il venait d'avoir trente ans, – bien posé dans le monde, assez riche pour pouvoir trier ses causes, M. Sosthènes Roberjot était de ces avocats dont la place est d'avance marquée à la Chambre, et qui en attendant font du dos de leurs clients le tambour de leur renommée naissante.

      Fort bien de sa personne, il ne manquait pas de talent, lançait heureusement le mot et n'arrondissait pas plus mal qu'un autre une période à effet. Il brillait surtout par un flair de premier ordre qui jusqu'alors l'avait bien servi.

      Il s'était retiré sous sa tente, depuis le 2 décembre, attendant les événements, cherchant ce qui lui serait le plus avantageux: d'attacher son canot au vaisseau tout neuf du gouvernement, ou d'arborer l'étendard de l'opposition.

      Me Roberjot ne fut pas maître de l'étonnement que lui causa la visite de Mme Delorge et, tout en lui avançant un fauteuil de chêne sculpté, il ne cessait d'attacher sur elle des regards gros de questions.

      C'est donc avec la plus extrême attention qu'il l'écouta, et lorsqu'elle lui eut exposé la situation:

      – Je dois vous déclarer, madame, commença-t-il, que vos conjectures doivent être exactes. Vos explications éclairent d'un jour tout nouveau cette obscure et mystérieuse affaire du général Delorge…

      Elle le regardait d'un air de stupeur.

      – Comment! d'un jour tout nouveau?.. interrogea-t-elle. Vous en aviez donc déjà entendu parler, monsieur?

      A plusieurs reprises il baissa la tête:

      – Oui.

      Cette circonstance devait paraître à la pauvre femme une raison d'espérer.

      – On s'en préoccupe donc? demanda-t-elle encore.

      – On s'en est occupé, du moins. Non pas dans le gros public, tout ahuri par les derniers événements, mais dans le monde où je vis, et où toujours quelque chose transpire de tout ce qui arrive à Paris… Mais je ne sais trop si je dois vous répéter ce que j'ai entendu dire…

      – Vous le devez, monsieur.

      Il parut se recueillir, et lentement:

      – Tout d'abord, madame, reprit-il, je vous déclare que je reconnais maintenant absolument fausses les diverses versions qui ont couru de la mort de votre mari. On a commencé par dire qu'il s'était suicidé…

      – Lui!.. Et pourquoi? grand Dieu!

      – Ah! voilà! On prétendait qu'il avait pris des engagements très compromettants de divers côtés, qu'il avait écrit certaines lettres… très imprudentes; qu'il jouait un jeu double en un mot, et que, menacé d'être démasqué publiquement, il avait perdu la tête et s'était passé son épée au travers du corps…

      Mme Delorge s'était levée.

      – Mais c'est une infâme calomnie! s'écria-t-elle. Quel misérable a pu inventer et répandre une telle infamie?

      – Eh! madame, sait-on jamais l'auteur des mille calomnies qui chaque jour circulent dans Paris!

      – Quelles sont les autres versions, monsieur?..

      – D'après une autre, le général Delorge aurait succombé dans un duel, dont le motif était… une question d'argent. Une forte somme avait, disait-on, disparu du cabinet du président de la République.

      Deux larmes de douleur et de colère jaillirent des yeux de Mme Delorge.

      – Assez! monsieur, interrompit-elle, assez!.. je ne saurais en entendre davantage. D'où partent ces bruits? je le devine maintenant. Assassiner mon mari ne suffit pas, on veut déshonorer sa mémoire. Mais elle ne le sera pas, j'écrirai aux journaux…

      Me Sosthènes Roberjot hochait la tête.

      – Hélas! madame, fit-il, je doute que vous trouviez un journal qui consente à insérer votre lettre.

      Cependant, sur les instances de la pauvre femme, il consentit à la conduire près d'un journaliste qui faisait profession de haïr d'une haine implacable tous les nouveaux gouvernements.

      C'est avec des imprécations terribles qu'il écouta le récit de Mme Delorge; mais quand elle eut fini, il lui avoua que les journaux étaient, sous peine de mort, condamnés au silence, qu'une allusion à cette affaire compromettrait l'existence de son journal… Or il était propriétaire, s'il était homme d'opposition; il avait des opinions, mais il avait aussi des actionnaires.

      Bref, il ne pouvait rien.

      – Voilà donc les hommes! se disait Mme Delorge en regagnant Passy…

      Et cependant, le lendemain, sa plainte fut déposée au parquet.

      X

      Lorsqu'une plainte a été déposée au parquet en bonne et due forme, par une personne ayant, selon l'expression de la loi, capacité;

      Quand cette plainte a été remise toute rédigée, signée et paraphée à chaque feuillet par le plaignant et par le magistrat qui l'a reçue;

      Après qu'un acte de réception en a été délivré, rappelant la date du jour et l'heure du dépôt;

      Il est moralement et matériellement impossible


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