La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau


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la tête:

      – Vous me jugiez bien, murmura-t-il… Vous ne me devez, pour ce que j'ai fait, aucune reconnaissance. C'est le sang qui m'a monté au cerveau… Si j'avais eu mon calme, comme en ce moment… Enfin, ce qui est dit est bien dit, et il n'y a pas à le nier, puisque c'est écrit et signé. Me voilà ennemi déclaré du gouvernement, on a l'œil sur moi… Faire de l'opposition, c'était charmant, du temps de Louis-Philippe, on n'en était que mieux vu… Tandis que maintenant…

      Il demeura pensif un moment et agité d'une sorte de tremblement nerveux, jusqu'à ce que tout à coup:

      – Eh bien! soit… On veut me pousser à bout… je ne reculerai pas d'une semelle. Et la preuve, c'est que j'irai ce soir même chez Mme Cornevin. Ce sera un sujet de rapport pour les espions dont je vais être entouré. Oui, j'irai, mille diables! Et je lui porterai des secours. Et puisque vous, madame Delorge, vous vous chargez de l'aîné des fils de cette pauvre femme, moi, Ducoudray, je prends à mon compte l'éducation du cadet… C'est dit, c'est conclu, ce sera. Et vous pouvez m'en croire, je ne ferai pas de ce garçon un admirateur du coup d'État du 2 décembre…

      Il se faisait tard, cependant…

      Mme Delorge voulait retenir l'honnête bourgeois, mais il refusa obstinément.

      – On m'attend chez moi, objecta-t-il, puis il faut que j'aille à Montmartre.

      S'il fût resté seulement dix minutes de plus, il eût vu arriver à l'adresse de Krauss une citation pour le lendemain…

      Une citation!.. Ce chiffon timbré devait effrayer le digne serviteur plus qu'une douzaine de fusils braqués contre sa poitrine.

      Vite il courut la porter à Mme Delorge.

      – Que dois-je faire? demandait-il. Que faudra-t-il répondre?

      Mme Delorge lui eût dit de déclarer qu'il avait vu de ses yeux M. de Combelaine assassiner le général, qu'il l'eût fait sans hésitation ni remords…

      – Vous répondrez la vérité, Krauss, ordonna-t-elle, et rien que la vérité, selon que vous inspirera votre conscience…

      – Madame peut être tranquille.

      – Surtout, ne vous laissez pas intimider.

      – Je n'aurai pas peur… Je songerai qu'il faut que l'assassin de mon général soit puni.

      Cependant il n'était rien moins que rassuré, le lendemain, lorsqu'il partit pour le Palais de Justice.

      Et lorsqu'il reparut le soir, il semblait on ne peut plus triste et abattu.

      – Que vous a-t-on dit, Krauss?.. lui demanda Mme Delorge, qui attendait son retour avec une anxiété fébrile.

      – Presque rien…

      – Avez-vous parlé de l'épée?

      – Le juge ne m'a parlé que de cela tout le temps… Il avait fait venir des fleurets, et, pour bien se rendre compte, il a voulu se mettre en garde en face de moi. Il prétendait qu'un combat peut avoir lieu sans que les épées se touchent, et il essayait de me le prouver… Moi, naturellement, je lui ai prouvé le contraire…

      Mme Delorge eut un tressaillement.

      – Et alors, qu'a-t-il dit?

      – Alors, il a sonné, et deux messieurs sont entrés, que j'ai reconnus pour deux maîtres d'armes… Il leur a remis à chacun un fleuret et leur a posé les mêmes questions qu'à moi… Après bien des discussions, ils ont déclaré que, dans un duel régulier, il est impossible que les fers ne se touchent pas, mais que cela peut arriver dans un combat imprévu où deux adversaires furieux mettent en même temps l'épée à la main…

      – Soit… Mais que pense le juge de l'impossibilité où était mon mari de se servir du bras droit?

      – Il m'a dit que c'était une question réservée…

      Mme Delorge ne savait plus que penser… Ces investigations éloignaient toute idée d'un parti pris, et cependant, d'après ce que M. Ducoudray lui avait dit de ce juge:

      – Mon Dieu! se disait-elle, ne m'interrogera-t-il donc pas, moi?..

      C'est que sa conviction était absolue, inébranlable.

      – Que ce juge d'instruction m'entende seulement dix minutes, répétait-elle, et il ne restera pas dans son esprit l'ombre d'un doute.

      – Mais il ne vous entendra pas, soutenait M. Ducoudray. A quoi bon! C'est une affaire toute politique. Nous sommes parmi les vaincus, tant pis pour nous…

      En quoi il s'abusait.

      Le vendredi suivant, Mme Delorge à son tour recevait une assignation qui la citait à comparaître le lendemain à une heure très précise… Même un paragraphe spécial lui recommandait d'amener son fils.

      Pourquoi?.. Quel renseignement espérait-on obtenir d'un enfant de onze ans? Se flattait-on d'arracher à sa simplicité quelque déposition contre son père?

      Cette préoccupation empêcha la malheureuse veuve de s'endormir, et sa nuit se passa à récapituler toutes les circonstances de la mort de son mari, à les coordonner et à en former comme un faisceau de preuves, démontrant jusqu'à l'évidence, estimait-elle, qu'un crime avait été commis.

      Mais les circonstances étaient trop graves pour qu'elle ne souhaitât pas un conseil.

      Le samedi matin donc, elle se mit en route bien avant l'heure, avec son fils, et avant de se rendre au palais de justice, elle fit arrêter sa voiture rue Jacob, à la porte de Me Sosthènes Roberjot.

      Le valet de chambre qui vint lui ouvrir lui répondit que Me Roberjot était bien chez lui, mais qu'il était en grande conférence avec des messieurs, des journalistes et d'anciens représentants.

      – N'importe! dit-elle, prévenez-le… j'attendrai.

      Le domestique, n'y voyant pas d'inconvénient, la fit entrer et la laissa seule avec Raymond, dans une petite pièce qui servait de salle d'attente.

      Une mince cloison séparait cette pièce du cabinet de l'avocat, et la porte étant entre-bâillée, Mme Delorge ne pouvait pas ne pas entendre ce qui se passait de l'autre côté.

      On y discutait fort chaudement.

      Et à tout moment revenaient, dans la discussion, ces grands mots de «résistance, d'opposition constitutionnelle, de revendications de la liberté, des droits imprescriptibles du peuple…»

      Il était évident que Me Roberjot s'occupait des élections prochaines et posait les bases de sa candidature…

      Au milieu de tels soucis, daignerait-il se souvenir d'un client? C'était douteux. Non, pourtant. Il ne tarda pas à congédier ses amis politiques, et l'instant d'après il parut, s'excusant près de Mme Delorge de l'avoir fait attendre…

      A peine sut-elle lui répondre, tant sautait aux yeux la métamorphose qui en huit jours s'était opérée en lui.

      A l'avocat qu'elle avait vu la première fois, heureux de la vie, satisfait du présent et sans souci d'avenir, l'homme politique succédait.

      Il avait dû s'exercer à prendre la physionomie de son rôle, et il n'avait pas trop mal réussi.

      Il semblait vieilli de dix ans. Son front s'était plissé, le sourire s'était envolé de sa lèvre charnue. Quelques coups de ciseaux donnés à sa barbe et à ses cheveux par un perruquier habile avaient mis son visage d'accord avec ses opinions.

      Lui, si soigné jadis, il avait dû rechercher dans sa garde-robe des vêtements usés et hors de mode, des vêtements de déshérité…

      De toute sa personne se dégageait ce mot: ambition!

      Il n'y avait que son œil dont il n'avait pu corriger l'expression, qui riait toujours et qui semblait se moquer des longues et creuses phrases qui sortaient de la bouche…

      Cependant, il se hâta de faire passer Mme Delorge dans son cabinet, et ayant pris la citation qu'elle lui présentait, il se mit à la


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