Les beaux messieurs de Bois-Doré. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.bien.
Mais il était entré dans le courant de la petite rivière qui alimentait le fossé. Le lourd et flegmatique Squilindre en avait déjà assez, et ses naseaux, largement ouverts et tendus, annonçaient son malaise et son inquiétude.
Il n'avait pas l'esprit de retourner en arrière; il s'en allait droit sur l'étang, où l'impossibilité de franchir le barrage pouvait bien épuiser ce qui lui restait de force pour nager.
Cependant le danger n'était pas encore imminent, et Lucilio s'efforçait de faire entendre, par gestes, à la Morisque de ne pas se jeter à l'eau. Elle n'en tenait compte et descendait le talus gazonné, lorsque le marquis, voyant le danger que couraient ces deux pauvres êtres, essaya de déboutonner son manteau.
Il se fût jeté à la nage; il allait le faire sans consulter personne et sans que d'Alvimar comprit son dessein, lorsque Lucilio, qui s'en aperçut et que rien ne gênait, sauta du pont dans le fossé et se mit à nager avec vigueur vers l'enfant.
– Ah! ce bon, ce brave Giovellino! s'écria le marquis oubliant, dans son émotion, la traduction française qui dénaturait le nom de son ami.
D'Alvimar enregistra ce nom dans les petites archives de sa mémoire, qui était très-fidèle, et, tandis que le marquis s'approchait du talus pour calmer et retenir la Morisque, il resta, lui, sur le pont, regardant avec un singulier intérêt ce qu'il adviendrait de l'aventure.
Cet intérêt n'était pas celui que toute bonne âme eût ressenti en pareille circonstance, et pourtant l'Espagnol éprouvait une vive anxiété.
Il ne tenait pas à ce que le muet fût noyé, ce qui n'avait aucune raison d'arriver; mais il souhaitait que l'enfant périt, chose qui paraissait très-possible. Il ne demandait pas au ciel d'abandonner cette pauvre créature; il ne raisonnait pas son cruel instinct; il le subissait, malgré lui, comme un mal bizarre, insurmontable. Il sentait de plus en plus cet enfant lui inspirer une terreur superstitieuse.
– Si ce que j'éprouve est une révélation de ma destinée, pensait-il, elle s'agite et se décide en cet instant. Si l'enfant meurt, je suis sauvé; s'il est sauvé, je suis perdu.
L'enfant fut sauvé.
Lucilio rejoignit le cheval, prit le petit cavalier par le collet de sa souquenille, et alla le jeter sur la talus, dans les bras de sa mère, qui avait suivi, en courant et en criant, les péripéties de ce petit drame.
Puis il retourna tranquillement chercher le trop simple Squilindre, qui s'acharnait contre le barrage de l'étang, et, le forçant à rebrousser chemin, le remit sain et sauf aux mains du carrosseux éperdu.
Toute la maison était accourue aux cris de la Morisque, et l'on fut attendri de la voir, «toute pleurante,» embrasser les genoux de Lucilio, et lui parler en arabe avec effusion, en s'étonnant qu'il ne lui répondit pas un mot, bien qu'il eût l'air d'entendre cette langue et qu'il l'entendit fort bien.
Le marquis embrassa Lucilio en lui disant tout bas:
– Eh! mon pauvre ami! pour un homme tourmenté par la main du bourreau jusque dans la moelle des os, vous êtes encore un vigoureux nageur! Dieu, qui sait que vous ne vivez que pour le bien, a voulu faire en vous des miracles. Or ça, allez vitement changer de tout, et vous, Adamas, faites sécher et réchauffer ce petit diable, qui n'a pas l'air plus effrayé que s'il sortait de son lit. Je souhaite que, tout à l'heure, après mon repas, vous me l'ameniez avec sa mère; faites-les donc aussi propres que vous pourrez. – Mais où donc est passé M. de Villareal?
Ce prétendu Villareal était rentré dans le château, et, seul dans sa chambre, il priait le Dieu vindicatif auquel il croyait de ne point trop le punir de l'âpreté avec laquelle il avait désiré, sans cause, la mort du polit bohémien.
Nous appelons ainsi l'enfant, pour faire comme les gens qui l'entouraient en cet instant; mais, lorsque, après le dîner, M. de Bois-Doré passa dans une ancienne salle de son castel, qu'Adamas décorait du titre pompeux de salle des audiences, et quelquefois de salle de justice; quand ce vieux ministre de l'intérieur du marquis lui présenta la Morisque et son enfant, le premier mot du marquis fut pour s'écrier, après un moment de silence imposant:
– Plus je considère ce garçonnet, plus je m'assure qu'il n'est ni Égyptien, ni Morisque, mais bien plutôt Espagnol de bonne race, et peut-être même de sang français.
Il ne fallait pas être bien sorcier pour faire cette découverte; néanmoins, elle fut écoutée avec grand respect par Adamas, qui, en sa qualité d'introducteur, restait présent à la conférence. M. d'Alvimar et Lucilio étaient invités par le marquis à former l'assistance.
– Voyez, continua Bois-Doré naïvement satisfait de sa pénétration, en écartant la grosse chemise blanche de l'enfant: sa figure est brûlée du soleil, mais pas plus que celle de nos paysans en temps de moisson; son cou est blanc comme neige, et voilà des pieds et des mains si petits, que jamais serf ou vilain n'en eut de pareils. Allons, mon petit lutin, n'ayez point honte, et, puisque vous entendez le français, à ce que l'on dit, répondez-nous Comment vous nomme-t-on?
– Mario, répondit l'enfant sans hésiter.
– Mario? C'est là un nom italien!
– Je ne sais pas, moi.
– De quel pays êtes-vous?
– Je suis Français, je crois.
– Où êtes-vous né?
– Je ne m'en souviens pas.
– Je le crois bien, dit le marquis en riant; mais demandez-le à votre mère.
Mario se tourna vers la Morisque et ouvrit la bouche pour lui parler.
Il avait un air d'expression et de bonheur de se sentir accueilli paternellement par ce beau monsieur qui le tenait entre ses jambes, et dont il touchait timidement, du bout de ses petits doigts, les beaux habits de soie et le joli petit chien enrubané.
Mais, dès qu'il eut rencontré les yeux de sa mère, il parut comprendre un avertissement de grande importance; car il quitta doucement M. de Bois-Doré, et, se rapprochant de la Morisque, il baissa les yeux sans rien dire.
Le marquis lui adressa d'autres questions auxquelles il ne répondit pas davantage, quoique, par un doux et tendre regard, il semblât lui demander furtivement pardon de son impolitesse.
– Je crois, mon ami Adamas, dit le marquis, que tu m'as un peu surfait ton histoire, en prétendant que ce garçonnet parlait couramment notre langue. Il est vrai qu'il la prononce assez bien et qu'il a dit plusieurs mots sans trop d'accent étranger; mais je crois qu'il n'en sait pas davantage. Puisque tu sais si bien l'espagnol (pour moi, j'avoue en savoir fort peu), fais-le donc s'expliquer.
– Inutile, monsieur la marquis, dit Adamas sans se déconcerter, je vous jure que le petit drôle parle français comme un clerc: seulement, il est intimidé devant vous, voilà toute l'affaire.
– Mais non! dit le marquis; c'est un petit lion qui n'a peur de rien. Il est sorti de l'eau aussi riant qu'il y est entré, et il voit bien que nous sommes de bonnes gens.
Mario parut très-bien comprendre; car son œil aimable disait oui, tandis que l'œil intelligent et craintif de la Morisque, s'arrêtant sur d'Alvimar, semblait dire non, quant à celui-là.
– Voyons, voyons, reprit le bon M. Sylvain en reprenant Mario dans ses jambes, je veux que nous soyons bons amis. J'aime les enfants, et celui-ci me plaît. N'est-ce pas, maître Jovelin, que voilà une figure qui n'est pas faite pour tromper, et un regard d'enfant qui va droit au cœur? Il y a du mystère là-dessous, et je veux le savoir. Écoute, maître Mario, si tu me réponds la vérité, je te donnerai… Que veux-tu que je te donne?
L'enfant, obéissant à l'impétuosité naïve de son âge, s'élança sur Fleurial, le beau petit chien blanc qui, lorsque son maître était assis, ne quittait pas son giron.
Il semblait que Mario était résolu à tout pour l'avoir; mais un nouveau regard de Mercédès l'avertit de se contenir, et il remit le petit chien sur les genoux du marquis, à la grande satisfaction