Autour de la table. George Sand

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Autour de la table - George Sand


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l'autre, et réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi, dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien. Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon engagement.

      Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté. Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.

      Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.

      Contemplations! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche, la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en matière.

      Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.

      Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de vers qui mérite le nom de livre et qui soit un ouvrage, c'est celui-ci.

      C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous tombâmes sur la pièce intitulée Villequier, un vrai chef-d'oeuvre.

      —Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.

      —C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.

      —C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison d'agir avec une maestria si heureuse, qu'après un peu de grimace on arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part, je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide? Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.

      —Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.

      —Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit légal? Non, c'est le droit du plus fort. En fait d'art, tous les autres droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux, indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.

      —Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en soit plus question.

      —Je vais vous la dire, bien à regret.

      —Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?

      —Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître, c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à lui….

      —Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.

      —Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime. On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité ou avec enthousiasme?

      —Est-ce tout? dit Julie.

      —Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable fait-elle là?

      Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme ou de l'extase.

      Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.

      Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition. Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers. Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises, sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance


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