Autour de la table. George Sand

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Autour de la table - George Sand


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dans la pensée, il ne peut donc se défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.

      Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte est un intrépide cavalier. Son Pégase, à lui, est un cheval terrible, un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner. Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve, comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile, qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et ces ricanements amers?

      Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour traverser le désert des hommes, et voici que, toujours portant en croupe son génie familier, ange ou démon, qu'importe? il reparaît à la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.

      On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir sage.

      Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté lui, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et, en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui, partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts. L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid superbe? Il a eu beau crier: Paraisses, Navarrois!… Personne n'a voulu se montrer.

      Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient avoir raison.

      —Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la table du soir et le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant; voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau lui crier casse-cou, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux eh bien? et vous invitant à le suivre… si vous pouvez!

      On avait lu Villequier, Réponse à un acte d'accusation (les deux articles), la Réponse au marquis, et cette étrange vision baptisée d'un nom étrange: Ce que dit la bouche d'Ombre. Nous disions tous comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière d'avoir son avis.

      Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la parole à son tour.

      —Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez pas qu'il soit raisonnable.

      —Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils? reprit l'ardente fille avec ironie.

      —Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.

      Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:

      —Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de résignation vraiment céleste; au verso, je trouve un cri de révolte plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions: J'irai! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence. Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un silex….

      Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:

      —N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne, je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses inconséquences!

      Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux de Théodore.

      —Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, de grâce, et l'on vous répondra. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement monotone.

      —Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde


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