P'tit-bonhomme. Jules Verne
Читать онлайн книгу.d'enfant où c'est écrit tout de même.
P'tit-Bonhomme, assez embarrassé de sa trouvaille, prit la résolution de consulter Grip. Bien sûr, Grip parviendrait à opérer la restitution. L'essentiel, c'était d'introduire la bouteille dans le galetas sans être vu des vauriens, car ils ne s'inquiéteraient guère de la rendre à qui elle appartenait. Deux ou trois gallons de gin!... Quelle aubaine!... La nuit venue, il n'en resterait pas une goutte... Pour ce qui concerne Grip, P'tit-Bonhomme en répondait comme de lui. Il ne toucherait pas à la bouteille, il la cacherait sous la paille, et, le lendemain, il prendrait des informations dans le quartier. S'il le fallait, tous deux iraient de maison en maison, ils frapperaient aux portes: ce ne serait pas pour mendier, cette fois.
P'tit-Bonhomme se dirigea alors vers l'école, en essayant, non sans peine, de cacher la bouteille qui faisait une grosse bosse sous ses haillons.
Par malechance, lorsqu'il fut arrivé devant la porte, voici que Carker sortit brusquement, et il ne put éviter le choc. D'ailleurs, Carker l'ayant reconnu et le voyant seul, trouva l'occasion bonne pour lui payer l'arriéré qu'il lui devait depuis l'intervention de Grip sur la grève de Salthill.
Il se jeta donc sur P'tit-Bonhomme, et, ayant senti la bouteille sous ses loques, il la lui arracha.
«Eh! qu'est-ce que ça? s'écria-t-il.
—Ça!... ce n'est pas à toi!
—Alors... c'est à toi?
—Non... ce n'est pas à moi!»
Et P'tit-Bonhomme voulut repousser Carker, lequel, d'un coup de pied, l'envoya rouler à trois pas.
S'emparer de la bouteille, puis rentrer dans la salle, c'est ce que Carker eut fait en un instant, et P'tit-Bonhomme ne put que le suivre en pleurant de rage.
Il essaya encore de protester; mais Grip n'étant pas là pour lui venir en aide, ce qu'il reçut de taloches, de coups de pieds, de coups de dents même!... Jusqu'à la vieille Kriss qui s'en mêla, dès qu'elle eut aperçu la bouteille.
«Du gin, s'écria-t-elle, du bon gin, et il y en aura pour tout le monde!»
Assurément P'tit-Bonhomme eût mieux fait de laisser cette bouteille dans la rue, où son propriétaire la cherchait peut-être à cette heure, car, enfin, deux ou trois gallons de gin, ça vaut des shillings et même plus d'une demi-couronne. Il aurait dû se dire qu'il lui serait impossible de remonter au galetas de Grip sans être vu. Maintenant, il était trop tard.
Quant à s'adresser à M. O'Bodkins, à lui raconter ce qui venait de se passer, il aurait été bien accueilli. Aller au cabinet du directeur, entr'ouvrir sa porte si peu que ce fût, risquer de le déranger au plus fort de ses calculs... Et puis, qu'en serait-il résulté? M. O'Bodkins aurait fait apporter la bouteille, et ce qui entrait dans son bureau n'en sortait guère.
P'tit-Bonhomme ne pouvait rien, et il se hâta de rejoindre Grip au galetas, afin de tout lui dire.
«Grip, demanda-t-il, ce n'est pas à soi, n'est-ce pas, une bouteille qu'on trouve?...
—Non... j' crois pas, répondit Grip. Est-ce que t'as trouvé une bouteille?...
—Oui... j'avais l'intention de te la donner, et, demain, nous aurions été savoir dans le quartier...
—A qui qu'elle appartient?... dit Grip.
—Oui, et peut-être en cherchant...
—Et ils te l'ont prise, c'te bouteille?...
—C'est Carker!... J'ai essayé de l'empêcher... et alors les autres... Si tu descendais, Grip?...
—Je vais descendre, et nous verrons à qui qu'elle rest'ra, la bouteille!...»
Mais lorsque Grip voulut sortir, il ne le put. La porte était fermée à l'extérieur.
Cette porte, vigoureusement secouée, résista, à la grande joie de la bande, qui criait d'en bas:
«Eh! Grip!...
—Eh! P'tit-Bonhomme!...
M. O'BODKINS PRENAIT ENFIN LE PARTI DE SE SAUVER. (Page 59.)
—A leur santé!»
Grip, ne pouvant enfoncer la porte, se résigna suivant son habitude, s'efforçant de calmer son compagnon très en colère.
«Bon! dit-il, laissons-les, ces bêtes!
—Oh! n'être pas le plus fort!
—A quoi qu' ça servirait!... Tiens, p'tit, v'là des pommes de terre que je t'ai gardées... Mange...
—Je n'ai pas faim, Grip!
—Mange tout d' même, et puis on s' fourr'ra sous la paille pour dormir.»
C'était ce qu'il y aurait de mieux à faire, après un souper, hélas! si maigre.
Si Carker avait fermé la porte du galetas, c'est qu'il ne tenait pas à être dérangé ce soir-là. Grip sous les verrous, on serait à son aise pour fêter la bouteille de gin, et Kriss ne s'y opposerait pas, pourvu qu'on lui réservât sa part.
Et alors la liqueur circula dans les tasses. Quels cris, quels hurlements! Il ne leur en fallait pas beaucoup, à ces vauriens, pour les griser, sauf Carker peut-être, qui avait déjà l'habitude des boissons alcooliques.
C'est ce qui ne tarda pas d'arriver. La bouteille n'était pas à demi vide, quoique Kriss y eût puisé à même, que l'ignoble bande était plongée dans l'ivresse. Et ce tumulte, ce vacarme, ne suffirent pas à tirer M. O'Bodkins de son indifférence accoutumée. Que lui importait ce qui se passait en bas, lorsqu'il était en haut devant ses cartons et ses livres?... La trompette du jugement dernier n'aurait pu l'en distraire.
Et pourtant, il allait bientôt être brusquement arraché de son bureau,—non sans grand dommage pour sa chère comptabilité.
Après avoir absorbé un gallon et demi de gin, des trois que contenait la bouteille, la plupart des garnements étaient tombés sur leur paille, pour ne pas dire leur fumier. Et là, ils se fussent endormis, s'il ne fût venu à Carker l'idée de faire un brûlot.
Un brûlot, c'est un punch. Au lieu de rhum, on met du gin dans une casserole, on l'allume, il flambe, et on le boit tout brûlant.
C'est ce qu'imagina Carker, pour le plus vif plaisir de la vieille Kriss et de deux ou trois autres qui résistaient encore. Certes, il manquait certains ingrédients à ce brûlot, mais les pensionnaires de la ragged-school n'étaient point exigeants.
Lorsque le gin eut été versé dans la marmite,—l'unique ustensile que la vieille Kriss eût à sa disposition,—Carker prit une allumette, et alluma le brûlot.
Dès que la flamme bleuâtre eut éclairé la salle, ceux de ces déguenillés qui pouvaient se tenir sur leurs jambes, commencèrent une ronde bruyante autour de la marmite. Qui eût passé en ce moment dans la rue, aurait cru qu'une légion de diables avait envahi l'école. Il est vrai, ce quartier est désert aux premières heures de la nuit.
Soudain une vaste lueur apparut à l'intérieur de la maison. Un faux pas ayant renversé le récipient, d'où débordaient les vapeurs enflammées du gin, le liquide se répandit sur la paille, en gagnant jusqu'aux derniers recoins de la salle. En un instant, le feu fut partout, comme s'il eût fusé d'un tas de pièces d'artifices. Ceux qui étaient valides et ceux qui furent tirés de leur ivresse par les crépitements de l'incendie n'eurent que le temps d'ouvrir la porte, d'entraîner la vieille Kriss et de se jeter dans la rue.
En ce moment, Grip et P'tit-Bonhomme, qui venaient de s'éveiller, cherchèrent